BCE : agir, mais à quel prix ?
Si Mario Draghi a reconnu que la Banque centrale européenne (BCE) allait rapidement faire face à une pénurie d’emprunts d’État, surtout allemands, éligibles à son programme d’assouplissement quantitatif (QE), il n’a rien dit de la conduite future de la politique monétaire, preuve que les concessions nécessaires pour prolonger la durée du QE ne font pas consensus.
Relever le plafond de sa participation à chaque émission obligataire est techniquement envisageable mais sans doute insuffisant. Etendre la gamme des actifs achetés aux actions ou aux obligations d’entreprises moins bien notées n’est pas dans l’ADN d’une BCE peu disposée à accumuler des risques à son bilan. Et renoncer à la clé de répartition est politiquement sensible. Seule option restante, celle d’abandonner la limite du taux de dépôt comme seuil d’éligibilité. Cette solution, privilégiée par les marchés, paraît néanmoins économiquement discutable à l’heure où l’on s’interroge sur les effets indésirables associés à une période de taux d’intérêt ultra-bas pendant trop longtemps.
Le passage du taux de dépôt en territoire négatif à partir de juin 2014 et les achats d’actifs décidés début 2015, et progressivement étendus depuis, ont bien eu des effets bénéfiques, comme en témoignent la croissance régulière du crédit et la disparition progressive de la fragmentation financière au sein de la zone euro. Une efficacité néanmoins toute relative puisque la croissance reste anémiée et l’inflation toujours absente des écrans radar. Et, pendant ce temps, le signal des taux courts négatifs s’est propagé le long de la courbe, une tendance soutenue par les achats captifs d’actifs sans risque par la BCE dans un contexte où l’appétit des investisseurs pour les valeurs sûres ne s’est pas, par choix ou par contrainte, tari. Ainsi, les rendements obligataires des souverains de bonnes signatures se sont enfoncés en territoire négatif, et ceux des entreprises les mieux notées empruntent aujourd’hui le même chemin, une situation aussi inédite qu’anormale, et potentiellement dangereuse.
Pour les banques de détail ayant un socle large de déposants, les pressions baissières sur les taux emprunteurs, témoins d’une bonne transmission de la politique monétaire, érodent la rentabilité des activités d’intermédiation dans un contexte où la rémunération des dépôts des particuliers reste au mieux nulle, voire positive (cas de l’épargne réglementée en France). Les solutions visant à retarifer le crédit ou à aller chercher de nouvelles sources de rendement en accumulant plus de risque ne peuvent avoir que des répercussions négatives sur la quantité et la qualité des crédits alloués à l’économie. Cela étant, si la BCE, en tant qu’institution en charge de la politique monétaire, dit tout faire pour ranimer le crédit, elle exige des banques, dans son rôle de régulateur, un renforcement des ratios de solvabilité. Avec des perspectives de rentabilité en baisse et un coût du capital anormalement élevé, la génération de fonds propres devient plus compliquée, et agir sur le ratio ne peut passer que par la réduction des risques portés au bilan des banques, synonyme de frein aux activités de prêts. Enfin, à l’heure où l’arrivée des acteurs venus du numérique intensifie la pression concurrentielle, les banques, sous contrainte de revenu, vont devoir ajuster leur base de coûts opérationnels pour pouvoir investir dans leur propre transformation digitale, ce qui n’est bon ni pour la croissance ni pour l’emploi.
Les banques ne sont pas les seules institutions financières à faire face au défi des taux négatifs. Les assureurs-vie voient le rendement de leur portefeuille se réduire au rythme soutenu de 10 à 30 centimes par an, avec à la clé une lente «euthanasie des rentiers» peu disposés à mettre leur capital en danger pour gagner plus, un obstacle à la diversification vers des contrats en unités de compte où le risque est porté par l’épargnant. La baisse des taux en comprimant la marge financière future est particulièrement préoccupante pour les assureurs qui ont fait des promesses intenables de taux garantis sur les contrats antérieurs. Ces polices généreuses sont alors une incitation à aller chercher des placements à risque mieux rémunérés mais au prix d’une fragilisation de la solvabilité des acteurs concernés.
Plus généralement, le maintien des taux sans risque à des niveaux artificiellement bas est une fabrique à volatilité. Les masses de liquidités en quête de rendement finissent toujours, instinct grégaire aidant, par pousser à la surchauffe des segments de marché de plus en plus nombreux, au mépris du risque avant des phases de retournement violentes qui plongent la finance dans une instabilité chronique. La BCE ne devrait donc pas oublier, avant d’agir, que si elle est gardienne de la stabilité des prix, elle est aussi garante de la stabilité financière.
Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.
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