Le dilemme sied à Janet (Yellen)
Janet Yellen, la patronne de la Banque centrale américaine, l’a clairement annoncé : elle va commencer à remonter ses taux cette année. Disons septembre. Cette annonce est, de sa part, un acte fort de forward guidance, afin d’orienter autant que possible les anticipations. Pour autant, si on lui demande d’expliquer en quoi sa décision est data dependent, autrement dit liée aux données économiques, ce pourrait lui être assez difficile, même si les chiffres obtenus sont quantitativement assez proches de ceux qu’elle recherche.
En effet, le double mandat de la Fed est d’atteindre le plein emploi avec une inflation core autour de 2 %. Le plein emploi, nous y sommes presque semble-t-il, avec un taux de chômage de 5,3 % de la population active en juin. Pour l’inflation, nous n’y sommes pas avec 0,4 % d’inflation totale sur un an en juin, mais presque avec le 1,7 % d’inflation core de juin. Alors : mission à moitié, aux trois quarts réussie, ou bien à poursuivre ? A poursuivre pour les deux objectifs, même si ce qui manque en pourcentage paraît bien faible. C’est en effet lourd de sens.
D’abord l’objectif de plein emploi n’est pas vraiment atteint. Le taux de chômage actuel accompagne en effet une population active en baisse, avec un taux de participation qui fléchit encore ces derniers mois à 62,6 %, contre 66 % avant crise. Ce qui se passe, c’est que de nombreux salariés ont quitté le marché du travail étant soit licenciés, soit incités à partir, soit «perdus» devant les nouvelles techniques. Pour retrouver le niveau antérieur de production potentielle, il faudrait continuer, selon certains travaux, à maintenir pendant plusieurs mois les taux d’intérêt à leur niveau actuel pour atteindre un taux de chômage de 4,4 %. Ce serait alors le «nouveau plein emploi», sans slack (poche de sous-emploi) ! Nous n’y sommes pas encore, mais si proches ! Donc il ne faudrait pas encore monter les taux !
Pour l’inflation, les choses se compliquent si le prix du pétrole baisse et surtout si le dollar se renforce. Or le prix du pétrole va baisser avec le ralentissement chinois, plus l’accord iranien. Déjà on voit les stocks monter. Quant au dollar, s’il apparaît à tous que c’est la monnaie qui sauve, on ne voit pas ce qui freinerait sa montée. L’inflation ira alors plus lentement que prévu, atteignant plus en retard les 2 % recherchés. Donc il ne faudrait pas encore monter les taux !
Alors, pour commencer à hausser les taux d’intérêt en septembre bien qu’il reste du sous-emploi et surtout que l’inflation reste basse, Janet Yellen recourt aux charmes de la forward guidance. Elle explique et expliquera que l’inflation est et sera surtout salariale. Avec ce type d’inflation, mieux vaut prendre de l’avance dans la hausse des taux d’intérêt au moment où la croissance se poursuit, plutôt que de les monter vivement quand l’inflation salariale se manifeste, au risque alors de trop affecter la croissance et plus encore l’emploi, celui des derniers embauchés – les plus fragiles.
En agissant ainsi, avec son double mandat, plus sa data dependence et sa forward guidance, Janet Yellen est bien équipée. Elle peut en fait monter ses taux quand elle veut, peu à peu, lentement, sans règle précise. Forward guidance et data dependence lui offrent un couple formellement contradictoire... qui la libère de toute règle.
Les marchés financiers devront s’y faire ! Ils devront comprendre surtout que l’inflation future devant être salariale, par opposition à une inflation qui venait des matières premières ou du prix des actifs, cela change la donne, après cette crise. Cette crise polarise en effet les capacités employées entre d’un côté les experts en big data qu’on s’arrache et les services de proximité dont on a toujours besoin, et d’un autre côté les emplois plus classiques, en usine ou au bureau, qui sont davantage sous pression. En même temps, partout, l’économie du partage va exercer ses effets désinflationnistes – ce qui n’est pas encore trop visible. Dans ce contexte, les taux à long terme monteront très lentement. Déjà les annonces de hausses de taux courts par la Fed ont été revues à la baisse. Ceci va continuer, et leur hausse va s’étirer dans le temps.
Dans l’économie d’avant-crise, le dilemme qui consistait à annoncer un choix de taux (forward guidance) en fonction de données (data dependence) non disponibles ou peu convaincantes aurait été suicidaire pour Janet Yellen. Dans l’économie d’après-crise, il la sauve.
Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.
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