Les banques centrales entre guérison et prévention
Les marchés se sont mis à croire en la toute-puissance des banques centrales, capables à leurs yeux de combattre l’inflation, ou son contraire, la déflation, de stimuler la croissance et l’emploi, de résoudre les excès bilanciels, et d’influencer les mouvements de taux de change. Pourtant, elles ne sont pas exemptes de critiques pour avoir laissé se gonfler une bulle de crédit majeure dont l’éclatement a plongé les économies développées dans la plus grave crise financière depuis les années 1930. On les qualifie même de «pompiers pyromanes» puisqu’elles viennent systématiquement éteindre l’incendie en agissant énergiquement pour combattre les effets délétères suivant l’éclatement des bulles, quitte à recréer des conditions propices à la formation de nouveaux excès financiers. Cette asymétrie de comportement des banques centrales – laxisme en phase de montée des déséquilibres financiers puis activisme lors des phases de retournement – déboucherait sur une instabilité financière chronique, avec des marchés mondiaux surfant de bulle en bulle. Cela pose une double question : celle du rôle préventif des banques centrales dans la phase ascendante du cycle financier et celle de l’efficacité des politiques monétaires postbulle.
Nul doute que, au cœur de la crise, les actions aussi énergiques qu’inédites des banques centrales ont permis d’éviter l’enclenchement d’une spirale déflationniste lorsque la réduction du levier d’endettement, la chute des prix d’actifs, de la confiance et de l’activité s’alimentent mutuellement. Par la suite, les phases d’assouplissements monétaires successives ont tenté de ranimer une activité anémiée avec, cette fois, une efficacité toute relative. Traditionnellement, en phase de basses eaux conjoncturelles, l’enjeu de la transmission de la politique monétaire est de réanimer le crédit, de stimuler l’appétit pour le risque et de redonner de la valeur aux actifs, vecteurs d’une reprise de l’investissement, et par suite de l’emploi et de la consommation. Sauf qu’à l’origine de la crise actuelle se trouvent à la fois un excès de dette, des prises de risque immodérées et une valorisation excessive des prix d’actifs. Les banques centrales ont beau appuyer sur l’accélérateur, la courroie de transmission paraît cassée avec des acteurs économiques qui cherchent en priorité à se désendetter. Au mieux, la politique monétaire permet d’acheter du temps, peut-être long, pour réparer ces excès bilanciels.
Mais un jour viendra où, ces cicatrices effacées, il faudra tirer les leçons de la crise. Pour les banques centrales, la stabilité financière, autrefois considérée comme un avatar de la stabilité macroéconomique, va devenir un objectif à part entière qu’il va falloir servir avec la même force de conviction que celui de l’ancrage nominal. Vient alors l’idée d’actions préventives prenant la forme de resserrements monétaires précoces, afin de crever les bulles naissantes avant qu’elles ne fassent courir un trop grand risque à la stabilité économique et financière globale. Pour ce faire, encore faut-il disposer d’indicateurs d’alerte capables de déceler le plus en amont possible les excès en formation. Les économistes de la Banque des règlements internationaux (BRI) ont développé à cet effet un indicateur de vulnérabilité financière ayant pour pierre angulaire la surveillance des agrégats de crédits et des marchés d’actifs. Une déviation par rapport à son trend historique du ratio crédit/PIB corrélée à une hausse forte et rapide du prix des actifs témoignerait d’une sensibilité accrue aux chocs, et pourrait dès lors justifier une action monétaire préventive.
Le rôle de la politique monétaire traditionnelle étant bien de moduler l’accès au crédit, de façonner la valeur des actifs et de donner un prix au risque, le levier des taux semble un instrument privilégié pour freiner la montée des déséquilibres financiers, avec néanmoins un arbitrage à réaliser entre le coût de l’action (récession à court terme) et celui de l’inaction (crise financière à plus long terme). Une autre voie également praticable, et sans doute complémentaire, serait de penser la réglementation prudentielle à un niveau macroéconomique et à contre-courant des cycles. Les coussins en capital, les provisionnements contra-cycliques ou la modulation des ratios prêt/valeur (loan to value) sont autant d’instruments capables d’améliorer la résilience du secteur financier en cas de choc, sans toutefois être à eux seuls des outils suffisamment puissants pour amortir la phase montante des cycles financiers. Car des arbitrages réglementaires peuvent inciter à déplacer les activités les plus risquées vers les acteurs non bancaires (hedge fund, private equity…) qui échappent à toute surveillance. La question de la régulation de cette finance de l’ombre reste, à cet égard, entière…
Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.
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