Les machines vont-elles détruire nos emplois ?
Le numérique (l’informatique au sens large dont l’Internet) envahit toujours plus notre quotidien et fait fondamentalement évoluer nos modes de consommation et de communication avec notamment une mise en réseau planétaire (courriels, réseaux sociaux) où circule à grande vitesse une masse d’informations (mais aussi de savoirs et d’idées) considérable et en constante augmentation. Avec les progrès du numérique, les machines sont toujours plus puissantes et surtout plus intelligentes, capables d’apprendre par elles-mêmes, de lire, de reconnaître votre voix, d’analyser des milliers de documents et de résoudre des problèmes complexes grâce à des algorithmes sophistiqués. C’est aussi le développement de capteurs en tout genre et leur mise en réseau qui rendent nos objets et nos machines plus fiables et plus efficaces tout en alimentant un Big Data géant, une sorte de système nerveux planétaire…
Grâce à ce progrès technique accéléré, la tendance à l’autonomisation des outils de production va continuer avec le développement d’usines «intelligentes» où les chaînes de production sont totalement intégrées et interconnectées, ce qui laisse présager une poursuite du lent déclin des emplois industriels, notamment les moins qualifiés. Mais les machines, en investissant le champ du cognitif, ne se cantonnent plus à remplacer l’Homme dans des tâches exclusivement manuelles, laborieuses et répétitives et font désormais peser une menace sur les emplois tertiaires. La révolution numérique élargit en effet considérablement le champ des possibilités d’informatisation et d’automatisation des tâches, qu’elles soient manuelles, mais aussi «intellectuelles», routinières ou non, de quoi bouleverser des métiers et des activités que l’on pensait dévolus à l’Homme. Selon une étude de l’université d’Oxford(1), 47 % des emplois américains (42 % en France selon le cabinet Roland Berger(2)) seraient potentiellement à risque, de quoi craindre une explosion du chômage technologique et une très forte polarisation du marché du travail entre les plus et les moins qualifiés sur fond de déclin relatif des emplois intermédiaires plus facilement numérisables.
A titre d’exemple, la numérisation des données et leur traitement par des machines savantes mettent sur le gril des professions dont le cœur de métier est précisément l’analyse de données : les comptables, les analystes financiers ou les juristes seraient des espèces en voie de disparition ou presque. En fait, leur salut va résider dans leur capacité à apporter une autre forme de valeur ajoutée ou d’utilité en prêtant une oreille attentive aux besoins de leurs clients, pour leur prodiguer des conseils avisés et sur-mesure. Autrement dit, pour beaucoup de métiers, il est moins question de disparition programmée que de transformation avec une composante relationnelle beaucoup plus forte.
Car, paradoxalement, dans ce monde «déshumanisé», les métiers qui vont tirer leur épingle du jeu sont, au-delà des professions ultra-techniques et ultra-qualifiées, des emplois qui touchent à l’humain et nécessitent une intelligence relationnelle impossible à numériser comme c’est le cas également pour les métiers créatifs ou artistiques.
En même temps, comme à chaque nouvelle révolution industrielle, les progrès et la modernisation de la société devraient créer de nouveaux besoins avec des métiers de demain à inventer. Il est ainsi probable qu’à l’ère du tout numérique et de l’ultra connectivité, les services de proximité se développent pour assurer l’installation, le paramétrage, l’entretien, la gestion des données de tous ces objets et appareils connectés. Même si, probablement, les modèles économiques associés seront disruptifs, sujets à l’«Ubérisation», en reposant surtout, voire exclusivement, sur le maillage d’indépendants, opérant en réseau via des plateformes web avec une mise en relation directe, en temps et dans l’espace, entre l’offre et la demande, de quoi modifier en profondeur notre rapport au travail…
Ces exemples témoignent du processus de destruction créatrice en marche avec la transformation numérique. La période de transition s’annonce périlleuse avec la disparition d’emplois intermédiaires synonyme de déclin et d’appauvrissement des classes moyennes sur fond de montée des inégalités, ce qui sera certainement source d’angoisses et potentiellement de tensions sociales.
(1) Carl Benedikt Frey, Michael A. Osborne : “The future of employment: how susceptible are jobs to computerisation?” Oxford University, septembre 2013.
(2) Think Act : «Les classes moyennes face à la transformation digitale», Roland Berger, «Strategy Consultants», octobre 2014.
Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.
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