RECHERCHE
La prise en comptes des critères ESG n’est pas contradictoire avec l’efficience des portefeuilles
Une étude récente démontre que la prise en compte des critères ESG dans les choix de portefeuille n’empêche pas de se conformer aux modèles traditionnels de recherche d’efficience dans l’allocation des actifs.
La gestion de portefeuille s’est longtemps inspirée des travaux de Harry Markowitz qui proposa une méthode pour optimiser le couple rentabilité/risque et obtenir ainsi les portefeuilles qualifiés d’efficients. Cette méthode a été complétée par William Sharpe en faisant l’hypothèse que tous les investisseurs avaient les mêmes anticipations de rentabilité et de risques, intrants de la fameuse méthode. Avec ces nouvelles hypothèses, l’indice pondéré des capitalisations est efficient, il n’est donc même plus nécessaire de connaître les rentabilités et les risques des actions qui le composent. Pourtant ni Harry ni Bill n’avaient envisagé que d’autres facteurs puissent être considérés par les gérants de portefeuille, comme les facteurs ESG. Le portefeuille efficient est-il responsable ? Peut-on accepter une légère inefficience et être plus en phase avec les critères ESG ?
Dans leur article « Sustainable Portfolio Management with Benchmark ? Let’s Have a Cigar ! »1 Deux chercheurs français revisitent les méthodes d’approximation d’un portefeuille efficient avec la technique de Philippe Jorion, visant à limiter la tracking error (une mesure du risque relatif) d’un portefeuille relativement à un portefeuille efficient. L’idée de cette technique est qu’en imposant certaines contraintes, il est possible de n’altérer que marginalement l’efficience du portefeuille et de satisfaire concomitamment d’autres objectifs. Nos deux chercheurs ont donc appliqué cette technique au cas de critères extra-financiers, en considérant un investisseur souhaitant satisfaire de tels critères, dans leur cas en utilisant des scores ESG, sans trop détériorer l’efficience ex ante de leur portefeuille.
Un pari raisonnable
L’article très didactique montre sur un exemple que le domaine des portefeuilles obtenus, une ellipse pour la méthode de Jorion se transforme en ellipsoïde allongé dans le cas qu’ils traitent, une forme rappelant un cigare, d’où le titre de leur article. De façon plus concrète, ils appliquent leur méthodologie aux actions du S&P 500 sur la période de 2016 à 2022 en utilisant les scores de MSCI pour les objectifs extra-financiers. Les résultats qu’ils obtiennent, sur cet exemple concret, montrent que les portefeuilles s’écartant de 4 % en tracking error peuvent améliorer le score ESG global du portefeuille de 10 % relativement au benchmark, l’indice S&P 500 lui-même. En outre, les portefeuilles obtenus ex post présentent des performances supérieures (3 % dans leur exemple) au portefeuille efficient. L’approche peut ainsi, dans certains cas, ne pas s’avérer pénalisante.
Cette recherche illustre la richesse des méthodes qui ont été développées depuis maintenant plus de soixante-dix ans et qui peuvent être réutilisées pour d’autres objectifs. Ces méthodes ne sont pas parfaites et ne peuvent pas résoudre toutes les questions. Mais elles apportent indéniablement une amélioration en rendant mesurable le désavantage occasionné par la recherche d’objectifs qui ne sont pas toujours compatibles. L’exemple concret montre toutefois que cette quête contradictoire peut s’avérer doublement efficace. Sans doute est-ce en raison de l’évolution de la demande agrégée des investisseurs qui a, sur la période considérée, fait davantage monter les cours des sociétés visant effectivement une amélioration de leurs scores ESG.
Plus fondamentalement, les gérants ne connaissent ni les rentabilités ni les risques ex ante des actions dans lesquelles ils investissent et ils doivent donc les estimer. Et, n’en déplaise à Sharpe, ils n’ont pas tous les mêmes anticipations, comme les très nombreuses enquêtes d’investisseurs le montrent constamment, tant mieux d’ailleurs. Les scores ESG, pour imparfaits qu’ils soient, n’en sont pas moins des mesures objectives et leurs évolutions peuvent se révéler plus prévisibles que les critères purement financiers. Ainsi, améliorer de façon plus probable des impacts ESG au prix d’une perte d’efficience de plus faible probabilité paraît être un pari raisonnable. Descartes n’avait-il pas suggéré un pari de ce type avec le même genre d’argument ?
1. « Sustainable Portfolio Management with Benchmark ? Let’s Have a Cigar ! », par Philippe Bertrand et Jean-Luc Prigent, Conférénce AFFI, Lille mai 2024.
Jean-François Boulier est président d'honneur de l'Af2i.
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