Recherche : gestion d’actifs et pressions sociales
Les gérants ne sont pas insensibles aux pressions locales, comme le rejet dans certains pays de la vente à découvert. Même en l’absence d’un cadre contraignant, la recherche de la performance n’est donc pas le seul critère de gestion.
Les gérants utilisent-ils toutes les possibilités de gestion qui leur sont offertes ou se restreignent-ils à ne faire que ce que leurs clients jugent acceptable ? La gestion de fonds pourtant très réglementée permet néanmoins aux gérants de mettre en œuvre une grande variété de stratégies ; en atteste, par exemple, le fait que plusieurs gérants alternatifs aient enregistré des fonds UCITS pour leurs stratégies souvent complexes et utilisant de nombreuses techniques de marché. Or certaines d’entre elles, comme la vente d’actions à découvert, sont mal considérées par plusieurs catégories d’investisseurs, au motif notamment qu’il est moralement condamnable de spéculer sur la chute d’une entreprise en difficulté. Qu’en est-il effectivement ?
Dans leur article intitulé « The Social Stigma of Short Selling »*, deux chercheuses américaine et hollandaise analysent les situations de ventes à découvert sur plus de 10 000 fonds communs vendus dans 37 pays pendant une période s’étalant de 2000 à 2016. A partir de l’étude textuelle des principaux journaux financiers de ces pays, elles déterminent le degré de rejet de la vente à découvert dans chaque pays et identifient ainsi la pression sociale qui s’exercerait potentiellement sur les gérants aspirant à distribuer leurs fonds dans ces pays. Après avoir éliminé les fonds qui ne peuvent effectivement pas vendre à découvert par statut, elles croisent les informations sur les compositions des portefeuilles et les pays où les fonds sont distribués.
Sans vente à découvert, des performances légèrement inférieures
Leurs résultats indiquent que les pays qui rejettent le plus la vente à découvert ont tendance à être plus portés à l’altruisme et à la prise de risque, et ont des marchés d’actions et de fonds plutôt plus développés. Elles constatent que les gérants s’abstiennent davantage d’avoir recours à des ventes à découvert lorsque leurs fonds sont commercialisés dans ces pays, la différence étant de 16 % avec les autres, ce qui, sur un tel nombre de fonds et d’années, est particulièrement significatif. Conséquence logique, les performances des fonds dont le gérant s’abstient de pratiquer la vente à découvert sont aussi (légèrement) inférieures à celles des autres.
Est-ce par anticipation, pour ne pas avoir à révéler à leurs clients que les gérants qui le pourraient s’abstiennent de vendre à découvert ? Ou est-ce en raison du risque d’être cité dans l’article d’un journal dénonçant la pratique ? Est-ce simplement par conviction ou par choix marketing ? Les raisons qui expliquent cette différence de comportement ne sont pas directement d’ordre financier car il est fort peu probable que les gérants des fonds considérés ignorent la technique et les moyens de la mettre en œuvre. La morale y aurait-elle sa part d’impact ?
Les approches sociologiques des comportements des acteurs financiers par les chercheurs académiques sont assez rares pour être soulignées. Il y a une quinzaine d’années, une chercheuse française s’était ainsi intéressée à l’innovation sur le marché alors naissant des dérivés de crédit et elle avait montré que la conception et le développement de ces instruments s’étaient déroulés dans une ambiance collaboratrice à l’opposé d’une stricte approche d’intérêt individuel. Dans le cas de cette nouvelle et récente étude, plusieurs acteurs, le gérant, le responsable produit, le responsable marketing et les vendeurs de ces fonds, ont de conserve conclu qu’une utilisation prudente était nécessaire dans les pays où les investisseurs sont sensibles aux agissements discutables sur les marchés et ce, même au prix d’une moindre performance. Risques et performances ne sont pas les seuls critères retenus par les investisseurs, comme le développement sans précédent de l’investissement responsable le montre. Il est temps de réajuster la vision du cadre de gestion et d’y inclure les critères extra-financiers ou comportementaux qui importent effectivement aux acteurs du monde réel.
*« The Social Stigma of Short Selling », Elizabeth Kempf and Mancy Luo, Inquire Europe Research papers
Jean-François Boulier est président d'honneur de l'Af2i.
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