Spécialisé dans la concession autoroutière et le BTP, le groupe Eiffage n’a pas été épargné par la crise sanitaire, notamment à cause d’une réduction du trafic de véhicules lourds comme légers au strict minimum pendant le confinement et l’interdiction administrative des travaux de construction. Néanmoins, si le groupe reste aujourd’hui vigilant, son carnet de commandes de plus de 17 milliards d’euros lui permettra sans doute de regagner au second semestre un niveau d’activité proche de celui de l’année dernière.
Comment la crise sanitaire a-t-elle affecté l’activité du groupe Eiffage ?
L’arrêt de l’économie au début du confinement a été assez brutal et a affecté nos deux grandes activités : les concessions et les travaux. Concernant les concessions, notre actif autoroutier a pâti d’une baisse de trafic prononcée jusqu’à l’été avec une circulation des poids lourds très réduite pendant le confinement et des déplacements de véhicules légers extrêmement faibles (réduits de 90 % environ), qui n’ont réellement repris qu’après la fin de la limitation des déplacements à 100 kilomètres en France. Les aéroports ont encore plus souffert de l’absence de trafic mais notre exposition y est limitée, le Groupe n’étant présent que sur les plateformes de Toulouse-Blagnac et de Lille, depuis peu d’ailleurs (fin 2019). Nous gérons également quelques autres actifs en partenariat public-privé (PPP) sans risque trafic qui génèrent des revenus sur le long terme. C’est le cas par exemple de la ligne ferroviaire à grande vitesse Bretagne-Pays de la Loire.
Notre activité travaux se divise quant à elle en trois branches : la construction (aménagement urbain, promotion immobilière et construction), les infrastructures (génie civil, route et métal) et l’énergie systèmes (électricité, climatisation, électromécanique). À partir du 17 mars, date officielle du confinement en France, la quasi-totalité de nos chantiers se sont retrouvés à l’arrêt, à l’exception de ceux correspondant à des services indispensables au fonctionnement du pays (maintien en conditions opérationnelles d’infrastructures ou maintenance et travaux sur des besoins vitaux comme l’eau, l’électricité…). Dans d’autres pays toutefois, l’activité a beaucoup moins chuté et nombre de chantiers ont pu être poursuivis, en Allemagne ou en Espagne par exemple.
Au plus fort de la crise, aussi bien pour les travaux que les concessions, notre niveau d’activité générale en France est tombé à moins de 20 % de son niveau d’avant crise. Néanmoins, contrairement à d’autres secteurs économiques, notre activité s’est rétablie assez tôt et la productivité a retrouvé un niveau proche de celui pré-Covid. Dans les métiers des travaux, les acteurs du bâtiment et les pouvoirs publics ont travaillé sur un protocole qui nous a permis de reprendre les premiers chantiers pilotes dans de bonnes conditions dès la mi-avril. Ainsi, nous n’avions plus de salariés en situation d’activité partielle à la fin du mois de juin, à l’exception des personnes à risque bien entendu. Côté trafic autoroutier, 86 % de celui-ci avait également repris à la fin du mois de juin et nous avons enregistré une fréquentation quasiment équivalente à celle de l’été 2019 (juillet-août) lors de la période estivale, les Français ayant passé leurs vacances en France.
Quel a été l’impact de cette crise sur les résultats du Groupe ?
Sur le premier semestre, nous avons enregistré une baisse de 1,83 milliard d’euros de notre chiffre d’affaires, qui atteint 6,9 milliards d’euros (soit -18,9 % par rapport à 2019 avec 8,5 milliards d’euros). La perte de chiffre d’affaires directement imputable à la pandémie sur la partie concessions est estimée à 0,43 milliard d’euros, celle dans le secteur des travaux à 1,4 milliard d’euros. S’agissant des concessions autoroutières, le manque à gagner ne pourra être récupéré, ce type de contrat ayant une durée de vie limitée. En travaux, le report des chantiers a décalé une partie du chiffre d’affaires qui sera réalisé ultérieurement. Nous n’avons toutefois pas enregistré d’annulation de commande significative sur cette période. Cela explique en partie le niveau historiquement haut de notre carnet de commandes qui s’élève à 17,1 milliards d’euros au 30 juin, en hausse de 15 % sur 12 mois. Nous avons par ailleurs remporté plusieurs très gros contrats qui étaient en cours de négociation bien avant la crise sanitaire. Il s’agit de deux lots de la ligne ferroviaire à grande vitesse HS2 au Royaume-Uni pour un montant d’environ 900 millions d’euros, d’un contrat de construction sous forme de partenariat public-privé pour l’autoroute A3 en Allemagne de 750 millions d’euros, ainsi que de la future autoroute A79 dans l’Allier pour plus de 500 millions d’euros.
Dans ce contexte exceptionnel, votre direction financière a-t-elle dû prendre des mesures particulières ?
Nous avons été très attentifs à disposer d’une liquidité suffisante pour faire face à cette période d’incertitude tout en conservant les mêmes marges de manœuvre pour permettre au Groupe de se développer. Pour cela, nous avons mis en place, le 15 avril, une ligne de crédit supplémentaire sous la forme d’un crédit relais à notre programme de titrisation de créances commerciales de 600 millions d’euros. Ce crédit a ensuite été résilié par anticipation le 30 juin dernier lorsque nous avons estimé ne plus en avoir l’utilité, avec le redémarrage de l’activité.
Par ailleurs, avant la crise, nous utilisions pour notre financement court terme des billets de trésorerie Banque de France (NEU CP). Or, ce marché s’est lui aussi brutalement arrêté au moment de la crise et n’est redevenu actif que grâce aux interventions de la Banque centrale européenne (BCE) et de la Banque de France qui se sont substituées aux investisseurs sur des billets qui arrivaient à échéance faute de preneur privé. Or, pour bénéficier de ces rachats, nous avions besoin d’une notation de crédit court terme. Nous en avons donc sollicité une auprès de Fitch Ratings qui nous a attribué la note de crédit court terme F2. En outre, nous avons réalisé une émission obligataire inaugurale non notée de 500 millions d’euros à échéance de janvier 2027 pour un coupon de 1,625 %, destinée à financer nos besoins généraux. Son succès témoigne de la confiance des investisseurs en notre signature, alors que nous n’avons pas de notation de crédit long terme.
J’ajoute que, dans ce contexte inédit, le conseil d’administration avait de son côté pris la décision de supprimer la proposition de distribution d’un dividende au titre de l’activité 2019.
Parallèlement à ces mesures, avez-vous eu recours à des dispositifs publics ?
Compte tenu d’un bilan solide et du renforcement de la liquidité du Groupe, nous n’avons pas sollicité d’avance de trésorerie de l’Etat sous forme de report de charges ou d’échéance fiscale, ni de prêt garanti par l’Etat (PGE). En revanche, nous avons eu recours au dispositif d’activité partielle qui a été essentiel pour notre Groupe car nous sommes un employeur très important en France avec plus de 50 000 collaborateurs. La période de confinement ayant coïncidé avec celle durant laquelle nous soldons habituellement les congés, nous avons pu finalement limiter le recours à ce dispositif et avons placé environ 15 000 personnes en activité partielle, ponctuellement, au moment où nos chantiers étaient à l’arrêt. La plupart l’ont été pour une durée de quelques jours, voire de quelques semaines. La plupart des postes qui pouvaient fonctionner en télétravail ont été maintenus, pour autant que leur plan de charge soit suffisant.
Justement, comment votre direction financière s’est-elle organisée pendant le confinement et comment travaille-t-elle aujourd’hui ?
Trois grandes activités occupent la fonction financière : la production (comptable et d’indicateurs de gestion), le pilotage de la performance et les relations avec le marché. S’agissant de la production comptable et de gestion, notre équipe a parfaitement réussi à travailler à distance et toutes les opérations en cours ont pu être traitées dans de bonnes conditions, notamment grâce à des processus totalement dématérialisés, organisés autour d’un logiciel commun au Groupe (ERP) et d’un centre de services partagés (CSP) qui nous ont permis de travailler en réseau avec les équipes de terrain. Cette organisation nous a également permis de respecter les délais de crédit inter-entreprises pour ne pas mettre en difficulté nos fournisseurs et nos clients, un sujet important pour nous.
En ce qui concerne les relations avec les marchés financiers et notamment avec nos actionnaires, elles se sont elles aussi déroulées à distance. Tous nos roadshows sur les comptes semestriels ainsi que les forums investisseurs ont été organisés en visioconférence. Cette poursuite du dialogue financier a permis de garder le contact, de rassurer et d’informer les investisseurs, très demandeurs d’informations en cette période.
Aujourd’hui, l’activité qui nous occupe tout particulièrement est logiquement le pilotage de la performance qui demande, plus que jamais, de fournir et d’analyser des indicateurs sur la situation financière du Groupe en temps réel. Nous évoluons dans un monde sanitaire et économique incertain, nous devons donc faire preuve de réactivité et d’agilité. En conséquence, nous suivons nos prises de commandes au fil de l’eau, notamment sur les métiers de cycle court. Nous suivons également notre trésorerie au quotidien et notre encours clients, car le risque de crédit (défaillances d’entreprises), notamment dans certains secteurs industriels, pourrait s’accentuer dans les mois à venir.
Comment voyez-vous aujourd’hui évoluer la situation économique et financière de votre Groupe ?
Nos chantiers, qui avaient tous repris à la fin du mois de juin, sont toujours sur la même dynamique. Nous constatons une légère baisse de la productivité due aux mesures sanitaires mises en place pour protéger nos collaborateurs (protocole journalier pour la prise de poste, agrandissement des bases de vie, balisage des chantiers…). Ces mesures auront au final un coût que nous essayons de partager avec nos clients ou qui sera intégré à nos offres futures.
Par ailleurs, s’agissant de nos contrats de concessions, nous avons enregistré, comme attendu, un affaiblissement du trafic autoroutier à la rentrée. Cette baisse est relative comparée à celle des aéroports. Dans ce domaine, le choc de trafic est important compte tenu de l’allongement des restrictions de déplacement imposé par les différents pays. Nous avons par ailleurs déprécié de 57 millions d’euros la partie commerciale de notre actif du stade Pierre-Mauroy à Lille. En effet, si nous percevons des loyers fixes, nous organisons également des manifestations culturelles, des concerts… afin d’équilibrer la concession. Or, cette activité est aujourd’hui à l’arrêt et nous disposons malheureusement d’une perspective très faible sur une potentielle reprise de ces événements.
Enfin, nous disposons d’une visibilité de quelques mois sur les activités travaux dites de cycles courts comme la maintenance routière (réfection de chaussées, baux d’entretien…), les petites opérations dans le génie civil ou le bâtiment. En effet, un des grands donneurs d’ordres étant essentiellement les blocs communaux, les municipalités ont pris du retard dans leurs appels d’offres avec le report des élections municipales et la mise en place de nouvelles équipes. Ce processus électoral a également parfois retardé l’attribution de permis de construire.
Nous devons donc rester vigilants et agiles. Si notre carnet de commandes nous donne de la visibilité de façon générale, certaines situations, dans un métier ou une région donnée, peuvent s’avérer plus difficiles. Néanmoins, je pense que le niveau d’activité du second semestre dans les travaux sera proche de celui de l’année dernière, ce qui traduit une bonne résilience de nos métiers. Le Groupe est organisé et préparé pour affronter la période qui s’ouvre et dispose des moyens financiers lui permettant de saisir des opportunités de croissance.