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Les directeurs financiers de la construction

Publié le 13 décembre 2013 à 15h56    Mis à jour le 3 juin 2014 à 16h47

Morgane Remy

Avec une baisse de l’activité, conjuguée à une concurrence accrue dans les pays européens aux coûts du travail plus faibles, les directions financières ont dû trouver des moyens de préserver leurs marges. Elles accompagnent également leur groupe dans la recherche de relais de croissance à l’étranger.

Confrontées à une situation tendue depuis 2008, les sociétés du secteur de la construction, des infrastructures et des grands projets vont encore devoir faire face à une nouvelle année difficile en 2014. «Les perspectives sont en effet peu encourageantes, témoigne Jean-Fabien Richard, responsable du secteur Construction-BTP chez l’assureur crédit Atradius. Le niveau des mises en chantier dans le logement restera limité l’année prochaine compte tenu du net repli des permis de construire observé cette année (- 16 % entre octobre 2012 et septembre 2013 par rapport au douze mois précédents). De plus, la tenue des élections municipales entraînera un recul des activités de travaux publics qui souffrent déjà cette année. Enfin, au 1er janvier 2014, les travaux de rénovation énergétique des logements bénéficieront d’une TVA à taux réduit de 5,5 %, alors que les autres travaux subiront une hausse de la TVA de 7 % à 10 %. Ces perspectives sont d’autant plus inquiétantes que le niveau de défaillance dans ce secteur est très élevé sur les neufs premiers mois de l’année 2013.»

De janvier à septembre, la construction a en effet représenté près de 30 % des défaillances en France, soit une augmentation de 3,6 % par rapport à la même période en 2012, selon les données d’Atradius. Toutefois, si les PME souffrent particulièrement de cette situation, les grands groupes ont plutôt réussi à tirer leur épingle du jeu. Par exemple, le groupe de construction Fayat affiche ainsi une belle croissance, son chiffre d’affaires étant passé de 2,7 milliards d’euros en 2010 à 3,1 milliards en 2011 et 3,4 milliards d’euros en 2012, soit une hausse de 25 %. Vinci a enregistré au premier semestre une progression de son chiffre d’affaires de 4,3 % à 18,7 milliards d’euros. Eiffage, pour sa part, affiche un recul sur cette période, mais assez limité (-1,3 % à 6,5 milliards d’euros).

Cependant malgré ces résultats qui paraissent encourageants, les acteurs du bâtiment, y compris les plus innovants, doivent faire face à une pression plus grande sur la rentabilité des entreprises, en particulier dans le marché européen sur lequel les groupes français sont très présents. «Les appels d’offres sont plus disputés et nous constatons une très forte tension sur les marges», témoigne Emmanuel Clerc, secrétaire général de Fayat. Cette tendance tient notamment à une concurrence nouvelle, venue des pays d’Europe du Sud. Les entreprises qui y sont implantées ont la possibilité de détacher des salariés pendant cinquante jours par an dans un autre Etat de l’Union européenne. Dans ce cas, si les salaires sont payés selon les lois du pays d’accueil, les charges sociales dépendent pour leur part du pays d’origine. «Les entreprises espagnoles, portugaises et italiennes remportent ainsi des contrats grâce à un coût du travail beaucoup moins lourd !» poursuit Emmanuel Clerc. Cette situation est d’autant plus inquiétante que ces derniers se font moins nombreux car les marchés publics, une des principales sources d’activité pour ces entreprises, souffrent des actuelles restrictions budgétaires.

Un contrôle renforcé des marges

Face à cette situation difficile, les entreprises du secteur de la construction et leurs directeurs financiers se concentrent donc sur les marges. Une démarche qui commence dès le choix des chantiers. «Nous sommes devenus plus sélectifs, annonce Christian Cassayre, directeur financier d’Eiffage. En effet, les grands constructeurs français, dont nous-mêmes, ont connu par le passé quelques déconvenues en acceptant de gros projets. Nous préférons désormais refuser un dossier si son niveau de rentabilité ne paraît pas suffisant.» Si le groupe a vu son chiffre d’affaires reculer, il a néanmoins pu augmenter sensiblement son résultat net (+ 13,7 %), grâce notamment à une amélioration de sa marge opérationnelle.

Mais, pour les groupes du secteur, l’exercice n’est pas aisé. Les appels d’offres sont en effet lancés soit avec un tarif et un délai fixé par le donneur d’ordres lui-même soit, le plus souvent, sous forme d’enchères inversées, le moins-disant emportant le chantier. Dans les deux cas, les entreprises doivent donc savoir jusqu’où elles sont prêtes à aller en termes tarifaires pour obtenir le contrat. Or, chaque projet de construction est particulier. Leur structure de coût est donc à chaque fois différente et nécessite une analyse préalable fine. «Nous avons mis en place en 2011, un comité des risques afin de déterminer au mieux les dossiers qui seraient rentables en amont, puis nous les suivons de façon mensuelle», poursuit Christian Cassayre. Ce suivi revient aux opérationnels et leurs contrôleurs de gestion, qui prennent le relais, quand la construction est lancée. «Leur rôle est déterminant car ils sont au plus près du terrain, souligne Pascal Grangé, directeur général délégué de Bouygues Construction. Ils doivent s’assurer que l’avancement du chantier, le chiffre d’affaires et les charges correspondent bien aux prévisions et aux engagements pris auprès de nos clients.»

Beaucoup d’entreprises du secteur ont donc mené des politiques de recrutement pour étoffer leur équipe spécialisée. C’est le cas notamment chez Fayat. «Nous avons renforcé le nombre de nos contrôleurs de gestion dans certaines zones ces dernières années afin de renforcer le suivi de nos affaires», témoigne ainsi Emmanuel Clerc. D’autres privilégient l’évolution des collaborateurs de la direction financière, comme chez Eiffage. «Nous avons mis en place une formation en interne, fondée sur des études de cas que nous avons rencontrés au sein du groupe, témoigne Christian Cassayre, directeur financier d’Eiffage. L’objectif est de permettre, tant aux opérationnels qu’aux contrôleurs financiers, de monter en compétence sur des sujets tels que le recouvrement, le besoin en fonds de roulement et la gestion de trésorerie.»

Une optimisation de la direction financière

Si la fonction finance renforce son contrôle sur l’ensemble des projets de l’entreprise pour préserver sa rentabilité, elle se doit également de montrer l’exemple et de gagner elle-même en productivité. Depuis deux ou trois ans, cette démarche passe par une plus grande automatisation de la collecte des données. La première étape consiste à homogénéiser son système d’information. «Nous avons dû gérer jusqu’à dix systèmes d’information différents, en matière de finance, note Pascal Grangé. Cette organisation était particulièrement lourde, multipliant les interfaces avec les autres systèmes, et les besoins de mise à jour, notamment en cas de changement de la législation fiscale.» Le groupe a donc décidé de déployer un nouvel ERP commun à toutes ses entités.

La même démarche est actuellement menée chez Fayat, qui souhaite ainsi uniformiser et sécuriser la collecte des informations. «Nous sommes ainsi plus réactifs, souligne Emmanuel Clerc. Par exemple cela permet à nos collaborateurs directs et à moi-même, de mieux connaître la situation d’une filiale et de ses chantiers et de gagner du temps quand nous nous y rendons pour rencontrer les opérationnels.»

Souvent, le déploiement d’un outil informatique débouche sur une deuxième étape plus large, notamment lors de la création d’un centre de services partagés (CSP). C’est le cas actuellement de Bouygues Construction qui a décidé de centraliser le traitement des factures fournisseur pour Bouygues Energies et Services. Eiffage mène également une réflexion poussée concernant la mise en place de CSP pour la comptabilité fournisseurs et statutaire. «J’ai toutefois exclu l’administration des ventes de cette démarche car ce sont les chefs de projets qui doivent veiller à être payés à chaque étape du projet, nuance Christian Cassayre. En effet, dans notre secteur, le recouvrement nécessite une connaissance technique et de terrain de l’avancée des chantiers.»

Une désintermédiation du financement

Mais au-delà du contrôle des marges et de l’optimisation de la fonction finance, la priorité des directeurs financiers, en collaboration avec leur directeur de la trésorerie, porte sur le financement. Les groupes de constructions cherchent de façon croissante des alternatives aux crédits bancaires. «La réglementation bancaire a rendu les financements longs termes plus difficiles d’accès, les établissements étant réticents à s’engager sur plus de dix ans», témoigne Pascal Grangé. Dans cette optique, les groupes du secteur font appel de plus en plus au marché obligataire. «Par exemple, pour la rocade L2 de Marseille, projet monté en PPP dans lequel nous avons investi aux côtés du fonds Méridiam, mais aussi des constructeurs Bouygues Construction, Colas et Spie batignolles, nous avons obtenu un financement obligataire s’élevant à 162 millions d’euros sur la durée du PPP, aux côtés des financements plus classiques, constitués de 400 millions d’euros de subventions et 30 millions d’euros en fonds propres, souligne Marie-Laure Mazaud, directeur des investissements de CDC Infrastructures. Nous avons bénéficié d’un effet de levier intéressant à un coût raisonnable, malgré la maturité élevée de l’emprunt.» 

Pour sa première opération, Eiffage a, pour sa part, aussi eu recours à des placements privés, avec une maturité plus courte. «Nous avons ainsi souscrit pour la première fois en 2012, un placement privé de 75 millions d’euros à cinq ans et allons très bientôt contracter un autre financement de ce type de 100 millions d’euros à cinq ans, pour assurer la liquidité de la holding», précise Christian Cassayre. Toutefois, pour utiliser au mieux ce nouveau moyen de financement, les directions financières ont dû s’adapter. Par exemple, Bouygues Construction a renforcé son équipe d’ingénierie financière. «Nous avons une trentaine de personnes qui travaillent sur ces sujets, témoigne Pascal Grangé. Ils sont en charge de trouver les investisseurs pour mettre en place les fonds propres nécessaires dans le cadre des sociétés de projet, mais également d’identifier et de mobiliser les financements nécessaires à l’activité de ces dernières.»

La tâche de ces équipes devient stratégique, car pour bénéficier de nouveaux outils, les entreprises doivent répondre à des exigences qui n’étaient pas demandées dans le cadre de crédits bancaires. Par exemple, pour solliciter les investisseurs obligataires, les sociétés de projets doivent obtenir un rating d’au moins BBB- (Investment Grade). Elles doivent donc gérer les relations avec les agences de notation et structurer les opérations en s’assurant que les garanties nécessaires à l’obtention de cette note sont bien mises en place.            

Pour les directeurs financiers, trouver de nouvelles sources de financement est d’autant plus important que la plupart des groupes ont lancé une stratégie de développement international, très consommatrice de capitaux.«En Europe, la crise budgétaire affecte les perspectives du secteur du BTP, souligne Pascal Grangé, directeur général délégué de Bouygues Construction. Notre présence à l’international nous permet de trouver d’autres sources de croissance.» Bouygues Construction a ainsi remporté cette année le contrat d’un tunnel réalisé à Hong Kong, pour 1,15 milliard d’euros. Les opportunités sont en effet plus nombreuses dans les pays émergents. «Alors qu’en France, notre chiffre d’affaires affiche une baisse, il augmente de 15 % environ par an en Inde, au Moyen-Orient et au Brésil», souligne Thibault de Ladoucette, directeur financier de la société de conseil en ingénierie Egis.

Mais, si ces marchés sont attractifs, les entreprises qui veulent s’y implanter doivent surmonter plusieurs obstacles. Le premier d’entre eux est le risque de change, particulièrement marqué dans les pays émergents. Pour cela, la plupart d’entre eux s’efforcent d’être payés à la fois en devises locales – à hauteur des dépenses qu’ils ont engagées pour bénéficier d’une couverture naturelle – et en euros pour le solde afin de pouvoir intégrer directement les bénéfices sans perte de change. Cette stratégie nécessite toutefois de pouvoir estimer les principaux coûts de revient dès le début du projet, y compris sur de nouveaux marchés.

En outre, ce développement international peut avoir un impact significatif pour le besoin en fonds de roulement du groupe. «A l’étranger, les délais de paiements peuvent être plus longs qu’en France, souligne Thibaut de Ladoucette. Mais surtout, dans certains pays comme au Qatar, les délais administratifs avant de pouvoir émettre la première facture sont très longs. Par exemple, nous avons un projet de plus de 100 millions d’euros pour le métro de Doha, nous avons dû attendre les autorisations pendant un an, période pendant laquelle nous n’avons pas été payés.» La poursuite de cette expansion géographique étant particulièrement stratégique pour les grands du secteur, la gestion de ces risques devient donc un des principaux chantiers de leur direction financière dans les mois à venir.

Les chiffres clés du secteur

Le secteur du bâtiment représente 337 000 entreprises, 1 482 000 actifs, dont 1 167 000 salariés et 315 000 artisans

Les entreprises ont réalisé un chiffre d’affaires de 130 milliards d’euros hors taxes de travaux, soit la moitié de celui de l’industrie en France.

Les constructeurs français réalisent 59 % de ce chiffre d’affaires au sein de l’Union européenne, 10 % dans les autres pays d’Europe, 15 % en Asie du Sud-Est, 8 % en Afrique, 4 % en Amérique, 3 % au Moyen-Orient et 1 % en Océanie.

Des business models variés

Les chantiers de construction, qu’il s’agisse de tours de bureaux, de champs d’éoliennes ou d’autoroutes sont des opérations lourdes, qui se chiffrent au minimum en centaines de millions. Secteur capitalistique par excellence, les grands groupes ont abordé cette problématique avec des stratégies très diversifiées. «Pour mettre en place leur projet, les groupes peuvent choisir entre trois “business models”, annonce Marie-Laure Mazaud, directeur des investissements de CDC Infrastructures. Le premier est centré sur la construction, cœur de métier des entreprises du secteur, basé sur une reconnaissance des revenus au fur et à mesure de l’exécution du chantier et de la réalisation des événements clés. Le deuxième consiste à mener le projet de bout en bout pour son compte sur un business model exploitation, en tirant de l’exploitation des infrastructures ses revenus. Enfin, depuis 2004, le partenariat public-privé s’est développé en France comme troisième outil offrant un mix des deux précédents.»

La construction pour le compte d’un tiers a notamment pour avantage de ne pas alourdir le bilan de l’entreprise. Les paiements du commanditaire sont considérés comme un revenu d’exploitation et non le produit d’un investissement, ce qui évite de consolider la dette afférente. «Cela permet de développer de plus nombreuses affaires, de partager les risques, tout en limitant l’endettement global du groupe», confirme Pascal Grangé, directeur général délégué de Bouygues Construction.

Certaines entreprises spécialisées dans la construction s’intéressent donc de plus en plus à la concession. «Alors que le résultat net moyen des activités classiques du BTP est passé de 2,8 à 1,7 % depuis la crise, nous essayons de nous développer sur des opérations à plus forte valeur ajoutée comme la conception-construction, les concessions, où le risque est plus élevé mais plus rémunératrices (2,5 à 3,5 %), explique Emmanuel Clerc, secrétaire général du groupe Fayat. Nous cherchons par ailleurs à monter en compétences en gérant l’ensemble de la chaîne de valeur jusqu’à l’exploitation du projet réalisé.»

Moins risqués que les concessions et garantissant une marge plus importante que la construction, les partenariats publics-privés sont très appréciés des entreprises. Ce système créé en 2004 propose en effet aux entreprises de construire à leurs frais des infrastructures pour le compte de pouvoirs publics. Ils perçoivent en contrepartie un loyer et facturent des frais d’exploitation. Les revenus sont alors fixés à l’avance et ne dépendent pas de l’utilisation des clients finaux, qui est plus difficile à déterminer. A l’issue du contrat, la propriété est transférée à la collectivité publique. Le risque étant moins élevé, les marges sont légèrement inférieures. C’est également le cas pour les investisseurs. «Dans le cas d’un dossier PPP, le rendement moyen des investissements est de 12 à 13 %, contre 15 à 16 % dans le cadre d’une concession selon le profil de risque de marché», souligne Marie-Laure Mazaud, directeur des investissements de CDC Infrastructures. 

La crise pèse sur les relations entre les clients et leurs fournisseurs

En France, le nombre de défaillances d’entreprises de construction s’accroît. Une situation qui touche par ricochet les grands groupes du secteur. «Nous devons de plus en plus faire face au risque que l’un de nos sous-traitants dépose le bilan, souligne Emmanuel Clerc, secrétaire général chez Fayat. Même si nous étudions systématiquement leur santé financière grâce à nos bases de données, alimentée par les assureurs crédits mais aussi les informations fournies par nos partenaires commerciaux eux-mêmes, nous devons aussi faire face à des dépôts de bilan imprévus et devons alors trouver des remplaçants rapidement afin de pouvoir livrer le projet dans les temps.»

En outre, les grands groupes sont également confrontés à un allongement des délais de paiement notamment de la part de leurs propres clients. Par exemple, les collectivités locales doivent normalement payer à 45 jours. Pourtant, certaines d’entre elles ont mis en œuvre des techniques de contournement. «Elles retardent notamment la validation par leur maître d’ouvrage qui entérine une étape des travaux et déclenche la facturation correspondante, témoigne un directeur financier d’un groupe du secteur. Ce genre de pratiques s’est développé de manière croissante ces dernières années.»

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