Le grand débat infrastructures et énergie

Les fonds infra au cœur de la transition énergétique

Publié le 22 avril 2022 à 15h14

Sandra Sebag    Temps de lecture 31 minutes

La hausse des taux d’intérêt et de l’inflation ne devrait pas remettre en cause l’appétit des investisseurs pour les fonds qui financent les infrastructures, qu’il s’agisse de fonds de dettes ou d’investissements en capital. En effet, si tous les projets n’intègrent pas systématiquement des protections contre l’inflation, ils sont nombreux à le faire, en particulier ceux reposant sur des actifs régulés. Par ailleurs, le rendement offert protège contre une hausse des taux d’intérêt. Ces investissements sont d’autant plus importants qu’ils se situent au cœur de la transition énergétique. Pour les participants au grand débat, l’analyse des différentes solutions permettant de mener à bien cette transition (financement des énergies renouvelables comme le solaire, l’éolien, la géothermie), montre à quel point la décarbonation est essentiellement un problème d’infrastructures.

Avec (de gauche à droite) : Harold d’Hauteville, responsable infrastructure en Europe, DWS ; Jean-Francis Dusch, directeur de la gestion en dette d’infrastructure, membre du comité exécutif, Edmond de Rothschild Asset Management ; Hervé Touati, conseiller technique auprès de Cube Infrastructure Managers

Hausse de l’inflation, des taux d’intérêt, problèmes d’approvisionnement… Les fonds infra résistent bien au nouveau contexte

2021 a constitué une année record en termes de levées de fonds et d’investissement en France, selon les derniers chiffres de France Invest. Les tendances sont-elles les mêmes au niveau mondial ?

Harold d’Hauteville, responsable infrastructure en Europe, DWS : Les dernières statistiques pour l’année 2021 font état de levées de fonds à des niveaux records dans les infrastructures. Elles ont atteint les 110 milliards de dollars au niveau mondial dont la moitié en Europe, 35 % aux Etats-Unis et le reste en Asie et dans les autres régions. Ces afflux de capitaux sont équilibrés en termes de stratégies, les stratégies « core » correspondent à 35 % des montants, 25 % se sont positionnés sur des stratégies « core plus », 35 % sur des approches « value added » et le reste dans des stratégies de niche. En termes d’investissement, l’année a aussi été très active. 275 milliards d’euros d’investissement ont été réalisés en 2021, dont 110 milliards d’euros en Europe et 10 milliards d’euros en France. Autre élément intéressant : en Europe, les investissements dans les infrastructures digitales ont représenté à peu près 40 milliards, soit plus du tiers, c’est le secteur le plus important. L’année 2022 devrait être aussi active même si les chamboulements liés à la guerre en Ukraine peuvent remettre certains investissements et projets en cause. Concernant les fonds de dette, ce segment a pris de l’ampleur avec certains acteurs qui sont maintenant en mesure de remplacer les banques. Aujourd’hui, de plus en plus d’institutionnels disposent à la fois des capitaux et des ressources humaines pour agir comme arrangeurs et mener des transactions. Du point de vue de l’emprunteur, les fonds de dettes infrastructures constituent une véritable option pour trouver des financements et pas seulement en complément des banques.

Jean-Francis Dusch, directeur de la gestion en dette d’infrastructure, membre du comité exécutif chez Edmond de Rothschild Asset Management : Les montants levés sont moins importants dans la dette infrastructure que dans le cadre des fonds propres, mais ils sont pour autant importants (ils se comptent en milliards pour les gérants d’actifs les plus performants) et en forte croissance. Les gérants de dettes dédiées aux infrastructures sont maintenant bien établis et sont considérés comme des fournisseurs alternatifs crédibles de dettes d’infrastructure par les sponsors financiers et industriels. En ce qui nous concerne, nous levons des montants de fonds de plus en plus significatifs. A titre d’exemple, nous avons actuellement déjà levé plus de 2 milliards d’euros sur notre dernier millésime dont la commercialisation continue. Cela permet de constituer des portefeuilles larges et diversifiés et d’apporter aux projets des montants significatifs qui nous permettent d’agir en tant qu’arrangeurs de dette. Nous considérons par ailleurs que ce marché devrait avoir tendance à se consolider rapidement et à faire émerger quelques acteurs de référence dont nous espérons faire partie. La dette en infrastructure offre beaucoup d’opportunités, et des solutions diversifiées dans un contexte d’accélération des besoins de financements avec notamment la transition énergétique, les transports verts, les infrastructures sociales avec efficience énergétique, les services publics plus propres, les infrastructures digitales.

La hausse des taux d’intérêt aura-t-elle une incidence sur les performances et l’appétit des investisseurs pour la classe d’actifs ?

Jean-Francis Dusch : Dans le cadre de la dette d’infrastructure, nous raisonnons plus en termes de spreads (marges de crédit). Les investisseurs ont à leur disposition différentes stratégies associées au crédit dans lesquelles ils peuvent capturer la hausse des taux d’intérêt. L’enjeu pour nous en tant que gérant est de parvenir à générer des spreads suffisamment attractifs en termes de rendement rapporté au risque. Dans le cadre de la dette senior, qui correspond à une notation investment grade – et qui est surtout utilisée par les assureurs car elle répond à la définition des infrastructures de la directive EIOPA Solvabilité 2 – nous pouvons servir un spread de l’ordre de 250 points de base pour un SCR (ratio de solvabilité) du portefeuille de 8 %. Nous avons réussi à maintenir ces niveaux de spreads en travaillant avec des sponsors et des projets de qualité qui valorisent notre rôle d’arrangeur et nous perçoivent comme un prêteur inscrit dans la durée et engagé ; ceci pouvant justifier une prime sur les marges de crédit. En tant que gérant d’actifs historique et avec un portefeuille d’encours conséquent de l’ordre de 4,7 milliards d’euros, nous pouvons être sélectifs, privilégier des investissements et des solutions propriétaires, ce qui nous permet de générer également une prime supplémentaire relativement au risque sous-jacent. Nous avions d’ailleurs mené une opération sponsorisée par DWS dans le domaine des concessions portuaires en 2018 qui illustre ce propos. Concernant les stratégies dites « yield plus » qui correspondent à une notation BB et à des dettes majoritairement subordonnées, nous avons maintenu des spreads moyens autour de 550 points de base. Dans ce type de stratégie, la hausse des taux d’intérêt a moins d’impact car ces actifs possèdent une duration courte qui est de l’ordre de cinq ans. Toutefois, les niveaux de « midswaps » actuels (à savoir le taux de base Euribor ramené à la duration de l’instrument de dette sous-jacente), même à cinq ans, permettent de générer du rendement additionnel. Sur la dette senior, nous sommes récemment intervenus sur des opérations avec des taux d’intérêt supérieurs à 3 % tant dans le domaine des énergies renouvelables, que dans celui des infrastructures digitales ou du social. Mais pour nous, le paramètre le plus important, sur lequel nos investisseurs nous jugent, reste le spread. Par ailleurs, la hausse de l’inflation et des taux d’intérêt peut conduire à un renchérissement du coût des fonds propres, il faut alors parvenir à trouver un équilibre dans la structure du capital pour assurer la pérennité des projets sous-jacents. Néanmoins, il est peut-être encore tôt pour tirer des conclusions sur les tendances inflationnistes et macroéconomiques actuelles.

Jean-Francis Dusch

Directeur de la gestion en dette d’Infrastructure, membre du comité exécutif, Edmond de Rothschild Asset Management

Les investisseurs ont à leur disposition différentes stratégies associées au crédit dans lesquelles ils peuvent capturer la hausse des taux d’intérêt. 

Parcours

Basé à Londres depuis 1998, Jean-Francis Dusch a rejoint Edmond de Rothschild en 2004 au sein du département infrastructure, real assets & structured finance. Il a 28 ans d’expérience dans le domaine du financement de projets d’infrastructures. Il a contribué au développement réussi de l’activité de conseil financier en project finance et de structuration de fonds de private equity. Ces multiples expériences ont contribué à la création du fonds Benjamin de Rothschild Infrastructure Debt Generation en 2014. Jean-Francis Dusch est diplômé de l’Ecole supérieure de commerce de Paris et de l’Université de droit de Paris II.

DonnéeS CLÉS 

  • Effectifs dans l’expertise : 13 professionnels
  • Encours dans l’expertise et % des encours totaux : 4,7 milliards d’euros/5 %
  • La philosophie d’investissement en quelques mots : La stratégie offre aux investisseurs la possibilité de bénéficier des revenus générés par une sélection d’investissements dans des actifs d’infrastructure, senior et yield plus. L’équipe a été parmi les premières à financer des actifs d’infrastructure dans des secteurs tels que la mobilité verte, les infrastructures sociales, l’efficacité et la transition énergétiques, ou encore les infrastructures digitales.

Harold d’Hauteville : Concernant l’inflation, un des attraits de la classe d’actifs infrastructures est qu’elle permet, même si cela n’est pas automatique, de se couvrir contre l’inflation. Cette couverture peut relever de plusieurs mécanismes : un environnement régulé qui intègre des protections contre l’inflation sur la durée, des contrats à moyen terme ou à long terme qui prévoient des indexations, l’existence de monopoles ou d’oligopoles qui confèrent une certaine capacité à tenir les prix. En théorie, cette classe d’actifs est donc résiliente à l’inflation, mais quand il y a un choc d’inflation comme actuellement avec, dans certains secteurs, des augmentations de prix de 30 % ou 40 % liées à l’énergie et aux matériaux, il devient difficile de répercuter ces hausses. Il convient alors d’ajuster les dépenses et les investissements afin de les lisser ; la clé aujourd’hui pour les actifs infrastructures consiste à amortir le choc afin de l’étaler dans le temps, ce qui permet de faire passer ces augmentations de prix sur la durée aux clients. Concernant la montée des taux d’intérêt, théoriquement celle-ci est censée refléter une amélioration du cycle économique ; par conséquent, les revenus augmentent aussi en parallèle. La combinaison d’un fort rebond post-Covid et d’une crise géopolitique majeure génère une pression sur les taux d’intérêt. Dans cette perspective, nous essayons de mettre en place des opérations de financement sur le long terme afin de lisser là encore dans le temps cette hausse. Du point de vue des valorisations, nos équipes de recherche considèrent que l’impact sera ressenti essentiellement sur les actifs « core », car les investisseurs sur ce segment sont à la recherche d’une prime par rapport aux taux souverains, cela est moins cas sur les autres segments. En tant que gérant, nous nous couvrons contre ce risque en privilégiant les actifs « core plus » ou « value added » et travaillons sur la croissance et le profil de risque de ces sociétés afin d’attirer en sortie des investisseurs avec un coût du capital plus compétitif. La transformation du profil de risque de nos investissements permet ainsi de compenser la hausse des taux. Enfin, notons que certains actifs bénéficient d’une hausse des taux d’intérêt, c’est le cas par exemple des actifs régulés ou du leasing.

Hervé Touati, conseiller technique auprès de Cube Infrastructure Managers (IM) : La question de l’inflation constitue une véritable préoccupation pour la communauté des investisseurs. Ils souhaitent privilégier des investissements qui intègrent des couvertures contre l’inflation. Dans le secteur des infrastructures liées à l’énergie par exemple, les situations varient. Nous devons donc regarder au cas par cas dans quelle mesure une opportunité d’investissement intègre des protections contre l’inflation.

Le secteur des infrastructures est-il impacté par les problèmes d’approvisionnement ?

Harold d’Hauteville : Les ruptures et les difficultés d’approvisionnement actuelles perturbent les investissements en infrastructure et cela devrait perdurer en 2022 et 2023. En dehors des aspects spécifiques liés à la guerre en Ukraine sur certains marchés comme le grain ou les métaux, les difficultés d’approvisionnement ont commencé avant ce conflit, principalement en raison du fort rebond économique de l’après-Covid. Et elles vont bien au-delà puisque nous sommes aussi confrontés à une pénurie de main-d’œuvre, ce qui induit une pression sur les coûts salariaux dans de nombreux secteurs. Beaucoup de salariés ont quitté le secteur de l’aéronautique, il en va de même dans celui de la construction. Dans certains pays européens, les stratégies de déploiement des réseaux de fibre ont été impactées par ces pénuries de main-d’œuvre. La hausse des coûts des matières premières constitue un risque non pas tant pour 2022 car les approvisionnements sont assez largement sécurisés, mais plutôt pour 2023 ; il faut alors regarder, sur chaque actif, comment se prémunir contre ce type de risque.

Hervé Touati : Dans le domaine de l’énergie, des matières premières, des composants notamment pour les batteries, nous rencontrons aujourd’hui des tensions sur le marché. Le prix du lithium par exemple a augmenté de 496 % en 2021 ! Nous observons des augmentations plus modestes, mais significatives dans l’aluminium, utilisé pour les câbles qui servent à transmettre et à distribuer l’électricité. Certains gestionnaires de réseau électrique, particulièrement sensibles aux prix des câbles, comme en Inde, retardent leurs investissements dans l’attente d’une baisse de prix. Pour revenir au stockage qui constitue l’une des composantes importantes dans la transition énergétique, il n’est pas facile aujourd’hui d’avoir accès à des batteries dans des délais raisonnables. Nous faisons face à des problèmes de capacité de production, d’augmentation des coûts des matières premières et de disponibilité des moyens de transport maritime. Ce type de difficulté existe aux Etats-Unis comme en Europe.

Jean-Francis Dusch : Ces difficultés remontent à plus d’un an et constituent depuis un enjeu important. Nous essayons de notre côté de bien comprendre les impacts, de déterminer si cela peut retarder la mise en place de certains projets et comment encadrer les dérives de prix inflationnistes. Tous ces risques sont présents en même temps : la hausse des taux d’intérêt, l’augmentation de l’inflation, de potentiels sujets d’approvisionnement de matières premières, et ils doivent être gérés en ce moment dans les fonds de dette. Paradoxalement, cela arrive à une période d’accélération des chantiers et des investissements dans la transition énergétique au travers de tous les secteurs de l’univers des infrastructures avec notamment l’initiative de l’UE, « Fit for 55 », qui vise dès 2030 une réduction de 55 % des gaz à effets de serre. Il faut de ce fait prendre garde à ce que les événements récents ne viennent pas ralentir la décarbonation. Il y a un vrai enjeu de gestion de ces risques en phase d’accélération post-COP 26. 2030, pour des investissements dans les infrastructures, c’est demain ! Tous les acteurs doivent se mobiliser, pas seulement la finance, mais aussi les industriels et les Etats. Le secteur public doit accompagner la mobilisation des fonds.

Pensez-vous qu’il soit nécessaire que l’Etat accompagne les investisseurs privés, apporte des garanties, des subventions ?

Jean-Francis Dusch : En France, dans le cadre des PPP (partenariats public-privé), des garanties avaient été structurées entre 2009 et 2013 par exemple dans le cadre d’un grand programme de relance par les infrastructures. Ces garanties étaient utiles, mais in fine pour les développeurs et opérateurs de projets, il s’agissait de les utiliser le moins possible. Leur rôle consistait à apporter une certaine confiance aux bailleurs de fonds (dette et fonds propres), elles rassuraient et ont permis à certains d’être plus créatifs et de financer des projets de plusieurs dizaines de milliards d’euros. La prise de risque pouvait être plus grande dans la mesure où il y avait un soutien implicite de l’Etat. Cette voie peut être à explorer. Il est bon qu’il y ait une coopération entre le secteur public, les industriels et plus généralement le secteur privé et les financiers.

Harold d’Hauteville : J’aimerais émettre un bémol à ce sujet. Les investisseurs ne sont pas forcément habilités à définir une politique publique, néanmoins ils ont davantage besoin de règles claires afin de mobiliser le capital pour répondre aux besoins du public que de fonds publics ou de garanties publiques. Depuis le début de la crise sanitaire, les dépenses publiques sont massives. Les Etats sont beaucoup plus présents qu’il y a quelques années. Nous pouvons par conséquent nous attendre à voir arriver des financements publics massifs sur certains segments des infrastructures car les économies ont besoin d’accélérer leur transformation afin de réduire les émissions de carbone, mais aussi en Europe leur dépendance au gaz et pétrole russes. Ce type d’intervention publique peut avoir un impact positif pour la société, mais peut induire un risque de distorsion de marché pour les investisseurs.

Hervé Touati : Nous avons l’expérience de ce type d’intervention dans les énergies renouvelables. Les gouvernements européens ont fortement subventionné l’éolien et le solaire. Ces subventions ont permis à l’industrie de réduire les coûts. Sans cela, l’énergie solaire ne serait pas devenue l’une des sources d’énergie les moins chères, si ce n’est la moins chère dans beaucoup de pays.

Harold d’Hauteville : Pour les investisseurs dans les fonds d’infrastructures, les énergies renouvelables ont constitué en effet une opportunité. Les sociétés de services aux collectivités (utilities) ont par contre subi des chocs majeurs liés à la détermination des pouvoirs publics à initier la transition énergétique.

Baisse des émissions de carbone et indépendance énergétique : les fonds infra se mobilisent

De quelles façons les infrastructures peuvent-elles contribuer à la décarbonation des économies ? Est-ce uniquement à travers les énergies renouvelables ?

Harold d’Hauteville : La décarbonation des économies porte sur trois grands segments liés aux infrastructures : l’énergie, le transport et l’industrie et les services. L’énergie a été la première à entrer dans la problématique de la transition énergétique et de la réduction des émissions de carbone notamment à l’initiative de la Commission européenne. Des efforts doivent encore être menés, y compris en Europe. Concernant les transports, les projets liés à la décarbonation sont concentrés sur les véhicules électriques et en matière d’infrastructures associées aux bornes de recharge. Il y a aussi des travaux en cours dans l’hydrogène utilisable dans les infrastructures ferroviaires et à l’avenir dans le transport aérien et le transport maritime. Pour réduire les émissions de carbone, il est aussi possible de modifier les types de transport utilisés en développant par exemple le rail. Nous avons déjà pour notre part réalisé des investissements dans le rail à travers des actifs en leasing. Nous avons aussi investi dans une société qui produit du bioéthanol à mélanger avec de l’essence à la pompe afin de réduire les émissions de carbone dans le transport individuel. L’industrie, les services et l’habitat collectif doivent de leur côté réduire leur consommation énergétique. Beaucoup d’investissements décentralisés doivent être réalisés aux côtés d’acteurs spécialisés afin d’améliorer l’efficacité énergétique. La décarbonation de l’économie et/ou la transition énergétique offre de très nombreuses opportunités pour les investisseurs en infrastructure.

Jean-Francis Dusch : La transition énergétique couvre un grand nombre de secteurs. Elle n’est pas nouvelle dans le sens où depuis plus d’une vingtaine d’années nous investissons sur ces sujets, mais elle a pris maintenant une autre dimension avec la nécessité de lutter contre le réchauffement climatique et de réduire les émissions de CO2. Dans le transport et la mobilité verte, nous avons réalisé il y a quatre ans un investissement à travers le financement de points de charge inscrits dans le Trans European Network (initiative UE). Les investissements dans les infrastructures sociales associés à une réduction de la consommation énergétique se développent. Il y a 15 ans, nous travaillions déjà en France avec des contrats de performance énergétique. Nous continuons à œuvrer dans ce domaine, mais il faut parvenir à gérer une certaine complexité opérationnelle car cette activité suppose d’agréger des contrats et de concilier des objectifs financiers et extra-financiers. Du point de vue de l’investisseur, nous pouvons trouver des niveaux de rendement intéressants dans la mesure où nous sommes capables d’être rapides pour nous positionner sur certains actifs et des nouvelles technologies sans faire prendre plus de risques à nos investisseurs. Concernant la thématique de la décarbonation des services aux collectivités locales de type réseaux de chaleurs ou stockages de ressources naturelles, il faut apporter un certain confort aux investisseurs en utilisant par exemple des covenants (garanties) spécifiques à une politique de transition énergétique/décarbonation. Dans le même ordre d’idées, des objectifs concrets sont fixés en matière de réduction des émissions et/ou de l’utilisation du charbon (jusqu’à sa disparition en quelques années). Il ne faut pas être dogmatique. Les conditions mises en place doivent être réalistes. N’oublions pas le mot « transition » dans l’expression « transition énergétique » : celle-ci suppose des transformations massives et il faut aussi se donner les moyens et le temps d’y arriver bien que les délais soient courts.

Hervé Touati : La décarbonation est essentiellement un problème d’infrastructure. Idéalement, il faut commencer par réduire la consommation. Malheureusement c’est sans doute le plus difficile à réaliser en pratique : il s’agit d’éduquer les consommateurs – qui font rarement des calculs de valeur actualisée nette – et les installateurs – qui ne connaissent et maîtrisent en général que deux ou trois types d’équipement. Le plus efficace reste alors l’action des pouvoirs publics qui peuvent mettre en œuvre des exigences toujours plus fortes en matière d’efficacité énergétique des bâtiments. Mais là encore, nous voyons bien la limite de notre capacité à réduire la consommation d’énergie lorsque le gouvernement français par exemple accepte d’intégrer le solaire sur les toitures comme une mesure d’efficacité énergétique à condition que l’électricité produite sur site soit consommée dans le bâtiment lui-même et non injectée dans le réseau électrique.

Les transports sont aussi profondément liés aux infrastructures. Les véhicules électriques sont plus efficaces que les véhicules à moteur à combustion interne. En équivalent énergétique, nous n’aurions besoin que d’un tiers de l’énergie contenue dans l’essence ou le diesel. Il suffirait donc de recharger des véhicules électriques avec de l’électricité verte pour décarboner le secteur des transports. Mais cela n’est pas simple. Nos réseaux électriques actuels sont incapables d’assurer une telle augmentation de la demande à l’échelle d’un pays. Nous avons besoin a minima de doubler la capacité du réseau ou de piloter à distance le moment pendant lequel les véhicules se rechargent. Nous ne possédons les infrastructures nécessaires ni pour l’un, ni pour l’autre. La question de la décarbonation du transport ne doit pas être considérée uniquement au niveau des usagers ou de la recharge, mais aussi au niveau des réseaux électriques. D’où la question légitime des alternatives – que ce soit l’hydrogène ou les combustibles liquides de synthèse. Maersk, par exemple, l’un des leaders mondiaux du fret, a commandé l’an dernier une dizaine de bateaux fonctionnant au méthanol de synthèse afin de décarboner le transport. Ce carburant est produit en combinant du CO2 – autrement directement émis dans l’atmosphère – et de l’hydrogène vert – produit à partir d’électricité verte (éolienne, solaire, hydraulique).

Quant à la décarbonation de la production d’électricité, il est possible d’augmenter la production éolienne et solaire. Malheureusement, cette production excède parfois la demande et à d’autres moments se révèle déficitaire. Comme le stockage d’électricité coûte cher, l’optimum économique consiste à produire en moyenne plus d’électricité provenant d’éoliennes et du solaire que nécessaire de façon à réduire les besoins en stockage. Pour faire tourner un pays comme l’Allemagne avec du solaire et de l’éolien seulement, il faudrait produire trois à cinq fois plus d’électricité en moyenne dans l’année que cela est nécessaire à la consommation pour atteindre l’optimum économique, étant donné les coûts de stockage actuels et anticipés dans les 10-20 années à venir. D’où l’intérêt de l’hydrogène : les excédents de production d’électricité peuvent être utilisés pour produire de l’hydrogène et le stocker comme nous le faisons avec le gaz naturel aujourd’hui. Cette solution permettrait de réduire les coûts de stockage, car l’hydrogène peut être aussi utilisé pour produire de l’électricité. Cette solution est contre-intuitive, mais ajouter de l’infrastructure (pour l’hydrogène) permet ainsi de réduire le coût total du système énergétique d’un pays. L’hydrogène est la pièce manquante de la transition énergétique. La décarbonation doit ainsi s’analyser et se concevoir d’un point de vue global.

Les éoliennes sont parfois contestées par les riverains, elles sont aussi accusées d’avoir un impact négatif sur la biodiversité notamment lorsqu’elles sont construites en mer, est-il possible de n’utiliser que ce type de solutions ?

Hervé Touati : Un nombre important de nos concitoyens souhaitent de l’électricité verte, mais ne veulent pas de ligne à haute tension, de panneaux solaires ou d’éoliennes à proximité de leur résidence. C’est le cas en Europe, mais aussi aux Etats-Unis. Le problème n’est donc pas simple à résoudre. D’où l’intérêt de l’énergie géothermique. Celle-ci est « le vilain petit canard » des énergies renouvelables. La grande majorité des investisseurs considèrent la géothermie comme étant trop risquée, à cause de l’incertitude sur la ressource. Pour le solaire ou l’éolien, il suffit de mesurer la qualité de la ressource à la surface. Le coût est faible. Pour la géothermie, les études sismiques coûtent cher, et seul un forage, au coût encore plus élevé, permet de trancher définitivement la question de la ressource. Cela dit, de nombreux progrès techniques sont possibles dans ce domaine, dans une large mesure par transposition du savoir-faire des pétroliers et des gaziers. Le Conseil européen de l’énergie géothermique estime le potentiel géothermique en Europe à 6 500 gigawatts – environ six fois la capacité de production d’électricité installée dans l’Union européenne. Les avantages de la géothermie sont multiples : pas besoin de stockage, un potentiel suffisant pour satisfaire à tous nos besoins en électricité et en chaleur, une utilisation très réduite de la surface au sol. Si l’on compare à l’alternative : éolien, solaire, stockage, infrastructure hydrogène, soudain l’énergie géothermique apparaît comme une solution ayant beaucoup de mérites.

Harold d’Hauteville 

Responsable infrastructure en Europe, DWS

La décarbonation des économies porte sur trois grands segments liés aux infrastructures : l’énergie, le transport et l’industrie et les services. 

Parcours

Harold d’Hauteville a rejoint DWS en juillet 2007 après 10 ans d’expérience au sein du groupe Suez dans le rôle de directeur financier et responsable finance dans les secteurs de l’eau, de la propreté et de la construction au Royaume-Uni, en France et en Indonésie. Il a aussi occupé la fonction d’associé M&A pour des projets internationaux et des acquisitions en Chine, en Allemagne, en Italie et aux Etats-Unis. Harold est titulaire d’un master en finance et d’un master en droit des sociétés et fiscalité de l’Université Paris IX-Dauphine.

Données clés

  • Effectifs dans l’expertise infrastructure : approximativement 40.
  • Encours sous gestion dans l’expertise infrastructure et en % des encours globaux : 15 milliards d’euros, 2 % du total des encours.
  • La philosophie d’investissement en quelques mots : DWS Infrastructure est un investisseur de moyenne capitalisation. Dotées d’une expérience de longue date sur ce marché, les équipes estiment que le secteur des infrastructures européennes à moyenne capitalisation continue d’offrir les opportunités parmi les plus attrayantes et les plus diversifiées pour les investisseurs. Les entreprises familiales et privées sont fortement représentées sur ce segment de marché, alimentant un flux de transactions important et des opportunités de transactions bilatérales ou de processus de vente. Au sein de ce secteur, les entreprises dotées de modèles commerciaux éprouvés et résilients, capables de générer des revenus réguliers et offrant un potentiel d’appréciation du capital sont privilégiées.

Harold d’Hauteville : La géothermie est intéressante. Il existe une tradition dans ce domaine en Italie par exemple où des réseaux de chaleur sont utilisés depuis de nombreuses années. Nous avons regardé quelques projets de géothermie, mais il n’est pas évident de trouver le bon modèle économique compte tenu de l’importance des coûts de génie civil induits. Ces coûts sont plus difficiles à réduire que des coûts technologiques. Les panneaux solaires étaient très chers il y a une dizaine d’années par rapport à maintenant où ils sont produits massivement en Chine. Ces réductions de coûts ne sont pas possibles avec la géothermie.

Hervé Touati : Il existe des solutions pour réduire les coûts de la géothermie. La première d’entre elles consiste à utiliser le savoir-faire des pétroliers pour réaliser les forages. Ils ont fait beaucoup de progrès dans ce domaine ces dernières décennies qui n’ont pas été transposés dans le secteur géothermique. Depuis 18-24 mois, des acteurs comme Schlumberger, Baker Hughes ou Halliburton s’intéressent à la géothermie – en partie sous la pression de leurs investisseurs, en partie pour assurer leur avenir à long terme. La seconde consiste à développer des techniques de forage capables d’opérer à de plus hautes températures (350 ºC) que ce que pratiquent les pétroliers habituellement. Quaise, une société spin-off du MIT, utilise des technologies de forage par vaporisation de la roche par micro-ondes permettant de forer à grande profondeur et d’opérer à ces températures. Ce type d’approche permet de réduire les coûts de production d’électricité d’un facteur trois. Il est d’ailleurs étonnant que les pouvoirs publics investissent collectivement des milliards d’euros par an dans la fusion nucléaire – qui au bout de 50 années de recherche n’a produit que des réacteurs capables de tourner pendant 10 secondes d’affilée en produisant un tiers de l’énergie consommée – et qu’ils n’investissent que quelques dizaines de millions d’euros par an à produire des centrales géothermiques plus efficaces et moins chères. Les problèmes techniques associés à la géothermie sont éminemment plus simples à résoudre alors que cette solution est à même de satisfaire aux besoins énergétiques de la planète. Il est peut-être temps de revenir aux fondamentaux.

Harold d’Hauteville : Concernant le mix énergétique, malgré tout son intérêt et son potentiel, le nucléaire est difficile à vendre à des investisseurs financiers. Ce sont des segments où le risque potentiel n’est pas acceptable. Par ailleurs, si on compare le mix énergétique américain au mix européen, les premiers sont dans une situation bien plus confortable car ils sont autosuffisants alors que l’Europe doit importer tous ses hydrocarbures et ne dispose pas de conditions de vent et d’ensoleillement idéales. L’accès à l’énergie constitue un enjeu majeur pour l’industrie européenne.

Hervé Touati

Conseiller technique, Cube Infrastructure Managers

Nous gérons l’argent de fonds de pension qui assureront la retraite des futures générations. Cet argent doit être déployé de façon durable d’un point de vue non seulement environnemental et mais aussi géopolitique. 

Parcours

Hervé Touati, spécialiste de l’énergie depuis 1998, a d’abord été senior expert chez McKinsey où il a servi de nombreux clients en Europe et en Amérique du Nord avec une attention particulière aux marchés de gros d’électricité et à ses principaux facteurs d’influence (charbon, gaz naturel et crédits carbone). Il a ensuite rejoint la société E.ON, en tant que directeur général délégué de la filiale Energies renouvelables, puis est devenu responsable de la filiale Energie distribuée d’E.ON. En 2014, il rejoint le think tank Rocky Mountain Institute, au Colorado, où il a créé REBA (« Renewable Energy Buyers Alliance »), une communauté d’acheteurs d’énergies renouvelables soutenue par Google et regroupant les plus grands noms du marché. Après un passage chez Shell New Energies, où il était responsable de l’énergie distribuée, il a été co-fondateur et CEO d’Energy Web, une organisation qui a développé une infrastructure logicielle « open source » permettant la traçabilité de la production d’énergie renouvelable. Il est aujourd’hui président exécutif d’Available Power, un développeur de projets de stockage d’énergie au Texas, membre du comité exécutif de TS Conductor, un producteur innovant de câbles électriques pour réseaux à haute tension, et conseiller technique auprès de Cube Infrastructure Managers.

Données clés

  • Effectifs : L’équipe regroupe aujourd’hui plus de 50 professionnels de plus de 15 nationalités différentes et possède une forte expérience dans les domaines des infrastructures et de la finance.
  • Encours : Cube Infrastructure Managers a levé un total de 3,8 milliards d’euros au travers de quatre fonds d’infrastructure, 100% en infrastructure.
  • Philosophie d’investissement : Lancée en 2007, Cube Infrastructures Managers est une société de gestion indépendante spécialisée dans le secteur des infrastructures en Europe, répondant aux besoins d’investissements dans des infrastructures essentielles pour les collectivités locales et les populations, et en parfaite cohérence avec ses engagements ESG. Cube cible principalement trois marchés stratégiques : les infrastructures de communication, la transition énergétique et les transports publics/la mobilité avec une stratégie « Buy & Grow » et « Build & Grow ».

La guerre en Ukraine pose le problème de l’indépendance énergétique, mais aussi celui du rythme de la transition énergétique, puisque des réouvertures de centrales à charbon ont notamment été annoncées ; en tant qu’investisseur, est-il alors judicieux de revenir sur les politiques d’exclusion ?

Harold d’Hauteville : L’Europe a vécu avant la guerre en Ukraine et pendant la guerre froide grâce au gaz russe. Pourtant, elle semble décidée à modifier radicalement son approche à moyen terme. L’Allemagne a annoncé en moins de 48 heures la sortie du gaz russe à un horizon de deux ans, un investissement majeur dans l’hydrogène, l’accélération d’un projet de terminal méthanier en attente depuis de nombreuses années ! L’indépendance énergétique est devenue un enjeu clé. Le gouvernement allemand est face à des dilemmes conséquents en particulier parce qu’il est issu d’une coalition avec des écologistes qui sont en train de relancer le charbon à court terme, de négocier des achats de gaz avec les pays du Golfe et des achats de gaz de schiste qui est très polluant aux Etats-Unis. Dans deux ans, le mix énergétique pour remplacer le gaz russe ne sera pas idéal à court terme, mais à moyen terme les investissements dans les renouvelables et l’hydrogène devraient permettre de réduire les émissions de carbone.

Hervé Touati : La décarbonation n’est pas juste une question de changement climatique, c’est aussi une question d’indépendance énergétique. Et pour l’Europe, c’est probablement d’abord une question d’indépendance énergétique. La situation en Ukraine illustre parfaitement ce point – si besoin était.

Jean-Francis Dusch : Finalement, le cas de l’Ukraine met en avant les problématiques clés entourant le développement et le financement d’infrastructures sur lesquelles nous travaillons depuis des années et qui in fine visent à permettre d’implémenter la transition énergétique dans les délais ambitieux visés par exemple par l’Union européenne. Il n’est pas question de revenir sur nos politiques d’exclusion et sur la nécessité de réduire les émissions de carbone de nos investissements. Nous sommes des investisseurs de conviction, nous utilisons les critères ESG, nous mesurons l’impact de nos investissements. Il serait impensable de remettre en cause nos convictions parce qu’il existe une plus grande volatilité sur les prix. La réglementation européenne va dans ce sens (SFDR, Taxonomie) ainsi que les initiatives de Place visant à homogénéiser les critères ESG. Nous nous situons de surcroît dans une période de forts changements technologiques qu’il convient de financer. Cette période charnière est cruciale.

Harold d’Hauteville : Nous sommes en accord avec ces propos. Même si les changements dans les politiques énergétiques comme en Allemagne peuvent entraîner des dilemmes à court terme, la tendance à moyen long/terme est orientée vers la décarbonation et l’efficacité énergétique. Un investisseur en infrastructure ne doit pas changer de cap. Ce n’est pas parce que la production de charbon augmente à court terme que nous devrions le financer, nous avons aussi toujours été prudents sur le gaz. Certaines conduites relèvent trop du politique comme Nord Stream 1 et 2.

Hervé Touati : Le cap est clair sur le long terme. Nous avons un rôle sociétal à jouer. Nous gérons l’argent de fonds de pension qui assureront la retraite des futures générations. Cet argent doit être déployé de façon durable d’un point de vue non seulement environnemental et mais aussi géopolitique.

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