Directions financières

Chief value officer : une terminologie qui ne prend pas

Publié le 20 juin 2025 à 15h00

Chloé Consigny    Temps de lecture 8 minutes

Alors qu’au cours des dernières années, les directions financières montaient en puissance sur les sujets RSE, le report de la CSRD est l’occasion de marquer une pause dans ce mouvement. En conséquence, l’idée d’un directeur financier prenant en charge l’extra-financier, devenant ainsi CVO (chief value officer) ou CIO (chief impact officer) ne prend pas vraiment au sein des grandes entreprises françaises.

Ces dernières années, alors que la problématique RSE prenait de l’importance, il a été question de faire évoluer les fonctions des directeurs financiers, avec l’objectif qu’ils prennent en charge aussi des problématiques non financières. Leurs titres devaient aussi évoluer, traduisant cette nouvelle orientation. Ainsi, si le chief value officer a pour mission de mesurer, piloter et communiquer la création de valeur de l’entreprise, en intégrant à la fois les dimensions financières, sociales et environnementales, le chief impact officer va plus loin encore : il crée et pilote la stratégie globale de l’entreprise afin d’intégrer pleinement les enjeux sociaux, environnementaux et économiques dans son modèle d’affaires. Pour Cyrille Jubert, expert ESG et Afnor, la notion de chief impact officer est une très bonne orientation. « En prenant en compte le financier et l’extra-financier, le chief impact officer a pour mission d’aligner le business de l’entreprise sur son impact réel. C’est pour moi un véritable antidote au greenwashing. »

Reste qu’au sein des entreprises françaises les plus importantes, aucune des deux terminologies ne se distingue clairement… et que la très grande majorité des directeurs financiers demeurent des CFO – chief financial officers. Pour les très rares d’entre elles qui, en France, disposent de la fonction de chief value officer ou de chief impact officer, c’est souvent le fait d’un ancien directeur RSE promu. Le poste existe alors aux côtés du CFO. En aucun cas les deux fonctions ne fusionnent. Le titre aurait cependant pu se déployer, porté par l’arrivée de la CSRD, réglementation européenne imposant d’aligner les données extra-financières au même niveau d’exigence que les données financières. Un reporting incombant largement aux professionnels du chiffre, censés se doter d’outils de mesures quantitatifs et qualitatifs.

Mais la montée en compétences a largement été freinée par le report de la CSRD. Le 3 avril, les députés européens ont approuvé la proposition de décaler de deux ans l’obligation de publication des informations de durabilité pour certaines grandes entreprises et les PME cotées. Le même jour, le Parlement français a définitivement adopté le projet de loi DDADUE 5 dans lequel figure une mesure similaire. Un soulagement pour bon nombre d’entreprises. Pour Cyrille Jubert qui expertise les entreprises pour l’Afnor, 90 % des entreprises expertisées n’étaient pas prêtes pour la mise en place de la CSRD. « J’ai mis en place un reporting CSRD et je dois reconnaître que c’est vraiment un enfer », abonde un directeur RSE, qui ajoute : « le directeur financier ne s’est pas réellement préoccupé du sujet. Il était simplement pressé d’aller vite et de faire entrer les items dans des cases ». Autre détestation profonde des directeurs financiers : l’instabilité réglementaire. En ce sens, le report de la CSRD n’est pas un cadre propice à se projeter dans le temps long.

«Dans une démarche de CSRD, les équipes RSE sont chargées des actions, tandis que la direction financière collecte la data. Il y a une vraie distinction entre les personnes chargées de faire et celles chargées de mesurer.»

Philippe Vachet directeur général ,  Agence Lucie

Une absence de transversalité

Pour Philippe Vachet, directeur général de l’agence Lucie – dont l’activité consiste à labelliser les démarches de progression RSE des entreprises –, cette non-coopération entre les directions de l’entreprise tient souvent à une fine séparation des tâches et à des méthodologies profondément différentes. « Dans une démarche de CSRD, les équipes RSE sont chargées des actions, tandis que la direction financière collecte la data, rapelle-t-il.  Il y a une vraie distinction entre les personnes chargées de faire et celles chargées de mesurer. » Depuis le report de la CSRD, beaucoup d’entreprises qui avaient commencé à travailler de manière plus transversale entre directions ont  cessé de se pencher sur le sujet, observe Philippe Vachet. L’intégration de la RSE dans la gouvernance reste ainsi cantonnée à des directions dédiées (RSE, développement durable) et rarement au cœur de la direction financière, tandis que le lien entre les différentes entités ne se fait pas.

Malgré le report de la directive européenne, les experts ne nient pas l’urgence de ces sujets. « Une entreprise qui n’intègre pas les limites planétaires dans sa stratégie business est clairement en risque », analyse Cyrille Jubert. Parmi les risques se trouvent la non-soutenabilité d’un business à long et à moyen terme, mais également un vrai risque d’image. « Prenons le cas d’Orpea, détaille Cyrille Jubert. Cette entreprise avait bien un directeur RSE avant le scandale et même une stratégie RSE. Cependant, face au directeur RSE, il y avait un directeur financier et les deux entités ne travaillaient pas de concert. Si les engagements avaient été réellement alignés, on peut imaginer que le scandale aurait été évité. » Le risque premier est donc un risque de pérennité du business, mais également d’image. Selon Thomas Burbel, directeur général d’AXA, les trois principaux risques auxquels sont actuellement confrontés les entreprises sont le risque cyber, le risque climatique et le risque d’absence de cohésion sociale. Sur ces trois items, deux sont directement liés aux sujets RSE.

Les grandes entreprises de la planète gardent un œil attentif sur l’occurrence potentielle de ces risques. Même celles qui semblent réaliser des revirements spectaculaires, à l’image du géant mondial BlackRock qui a récemment quitté la « Net Zero Alliance », une coalition portée par l’ONU qui regroupe les entreprises s’engageant à atteindre l’objectif de zéro émission carbone d’ici 2025. « L’arrêt est d’abord motivé par des indicateurs jugés insuffisamment performants, souligne Philippe Vachet. On attaque le thermomètre qui donne la mesure plus que le fond du sujet. A mon sens, si la fonction de chief value officer vient à se diffuser plus largement, le premier rôle sera de présenter autrement les sujets RSE que par des beaux rapports. »

Un langage commun à trouver

Pour faire collaborer les deux directions, il faut donc d’abord apprendre à parler le même langage. Pour les directions RSE, il s’agit d’être capables de délivrer des « metrics » semblables à celles déjà utilisées par les directions financières. Les directions financières peuvent, quant à elles, faire un pas vers la RSE en optant pour une approche moins chiffrée. Une réalité peu à l’œuvre dans les entreprises françaises. « Si la direction financière a progressé au cours des dernières années, en étant plus en lien avec les opérationnels, sa méthode de travail reste inchangée », déplore un responsable RSE.

Faute de communication et pour faire émerger leurs sujets, les responsables RSE s’adressent directement à la direction générale. A l’occasion du Giverny de l’Inclusion, qui s’est tenu au siège parisien du Medef début juin, Cathy Excoffier, directrice déléguée RSE d’Orange France, est revenue sur les actions mises en place par le groupe en faveur des publics les plus vulnérables (fourniture de dispositifs permettant de se connecter à Internet et connexion au réseau). « Pour la mise en place de ce dispositif, nous avons posé la question en interne et nous avons choisi d’avoir une démarche de social business, explique Cathy Excoffier. C’est-à-dire d’accepter, au sein d’une entreprise, de ne pas faire de bénéfice sur un sujet. Cela a nécessité que ce sujet soit vu en comex. Sans la présence de dirigeants qui s’engagent dans l’entreprise, qui arbitrent et poussent les sujets, les directions RSE et marketing rament. »

Paradoxalement, les plus petites entités semblent parvenir davantage à aligner les deux fonctions que les autres. De fait, s’il est très difficile de faire bouger une organisation de très grande taille, les PME sont habituées à avoir des DAF multi-casquettes. Lorsqu’il en a la fibre, le DAF d’une PME peut être moteur sur les sujets environnementaux et sociétaux. Les start-up innovantes se positionnent également très fortement sur les sujets RSE, afin de se singulariser dans des marchés très compétitifs. Néanmoins, dès que l’entreprise grandit et opère sa première levée de fonds, les fonctions DAF et RSE sont séparées.

Une nécessaire évolution des outils de collecte des données extra-financières

Le reporting est reporté. Dans la plupart des entreprises françaises, cette annonce a été reçue avec soulagement. En 2024, le baromètre RSE 2024 de Wavestone, réalisé en partenariat avec le C3D, Collège des directeurs développement durable (qui regroupe 370 directeurs développement durable en France), interrogeait la maturité des entreprises face à la nouvelle directive CSRD. Si 69 % des entreprises sondées avaient déjà initié des discussions ou des études spécifiques pour évaluer la comptabilité de leur modèle d’affaires avec les limites planétaires, une écrasante majorité (84 % des répondants) estimait que les outils de collecte extra-financiers devaient évoluer ou être remplacés afin de s’aligner sur les exigences de la CSRD.

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