Actifs sans risque : le prix de la rareté
Le système financier ferait face à une pénurie d’actifs sans risque avec un pan entier de l’offre balayé par la crise face à une demande toujours captive, de quoi maintenir un couvercle sur les taux d’intérêt mais au prix d’une plus forte instabilité.
Les actifs sans risque sont au cœur du secteur financier. Ils jouent d’abord un rôle de réserve de valeur en permettant de convertir à tout instant les cash flows futurs en une ressource immédiate. Ces actifs dénués de risques de crédit ou de marché jouissent en outre d’une grande liquidité et sont insensibles à l’information économique et aux chocs. La monnaie reste l’actif sans risque de référence. Par extension, tout instrument de dette qui permet de recevoir un montant fixe à une date future, sans risque de défaut, peut être qualifié de sûr. Les titres souverains sont les candidats les plus naturels à l’obtention d’un tel statut, compte tenu de la capacité des Etats à lever l’impôt afin d’assurer le remboursement de leur dette, à supposer qu’ils soient solvables. Ces actifs sont également des collatéraux utilisés dans les transactions financières (pension livrée ou Repo) et notamment dans le cadre des opérations de refinancement des banques commerciales auprès de la banque centrale, une manière de transformer les actifs sans risque en créances privées risquées et peu liquides (le crédit). Ils servent enfin d’indice de référence (benchmark), une base sur laquelle se forment les taux de marché avec une prime de risque calculée en fonction de la qualité perçue de la contrepartie. On comprend alors combien cette ancre de sécurité est importante pour assurer la stabilité du système.
Avant la crise, les pays émergents en plein boom économique ont recyclé une partie de leur épargne dans des actifs sûrs produits par les économies avancées, n’ayant pas chez eux des marchés financiers suffisamment matures pour intermédier efficacement ces ressources. Face à cette demande externe en forte croissance, les pays développés se sont mis à «fabriquer» des classes d’actifs privés labellisés sans risque en utilisant les nouvelles techniques de la titrisation. La machine à titriser a fini par s’emballer, en créant l’illusion de la sécurité à base de sous-jacents de qualité de plus en plus douteuse, les subprimes. Une telle illusion a été balayée par la crise, avec la destruction d’un pan entier d’actifs estampillés AAA par les agences de notation. La crise des dettes souveraines a, elle aussi, fait perdre le statut de valeur sûre aux emprunts des Etats membres, dont le risque de défaut a été réévalué à la hausse. Cette raréfaction de l’offre d’actifs sans risque s’est ensuite accentuée avec la baisse des émissions nettes de dette publique, liée aux politiques généralisées d’austérité budgétaire.
L’actif sans risque doit par essence rester sans risque. Une frontière mouvante entre actifs sans risque et risqués entraîne une perte de repères à caractère déstabilisateur, d’où la nécessité de crédibiliser ce statut avec un engagement des banques centrales à jouer un rôle de prêteur en dernier ressort, de manière à garantir le remboursement des actifs sans risque, quitte à s’en porter directement acquéreur à un prix plancher. Au plus fort de la crise, la Réserve fédérale américaine (Fed) ou la banque d’Angleterre (BoE) ont garanti cette sécurité avec des interventions directes sur les marchés obligataires publics, là où la BCE a longtemps temporisé avant d’endosser son rôle de prêteur en dernier ressort et d’assurer coûte que coûte la liquidité des souverains en difficulté.
Post-crise, si l’univers des actifs sans risque s’est rétréci, la demande de sécurité et de liquidité ne s’est pas tarie. La pénurie est même en quelque sorte «organisée» grâce à une version moderne de la «répression financière» qui consiste à utiliser tous les moyens pour maintenir un couvercle sur les taux d’intérêt. La réglementation bancaire ou assurantielle, en incitant à la détention d’actifs sans risque, crée une clientèle captive pour la dette publique domestique liquide et sûre. Et, surtout, les politiques d’assouplissement quantitatif avec des banques centrales, acheteuses en dernier ressort de titres publics, ont tendance à assécher le marché des actifs sans risque.
L’aggravation du déséquilibre entre l’offre et la demande maintient les taux sans risque à un niveau artificiellement bas, une manière d’inciter les investisseurs à sortir des actifs sûrs pour aller chercher de la rentabilité. Ces masses de liquidités en quête de rendement finissent, instinct grégaire aidant, par pousser à la surchauffe des segments de marché de plus en plus risqués, avant un retour de balancier qui vient corriger les excès… pour mieux repartir ensuite, des mouvements pendulaires auxquels il va falloir s’habituer avec des marchés versatiles plongés dans une instabilité chronique.
Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.
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