Anne, ma sœur Anne, vois-tu venir la hausse des marges ?
Il y a dix-huit mois, nous lancions ici même un cri d’alarme sur les PME indépendantes, que nous situions «dans le Triangle des Bermudes», théâtre d’un grand nombre de disparitions de navires et d’aéronefs. 62 500 défaillances d’entreprises, nombre historiquement élevé, ont effectivement été enregistrées en France en 2013, dont 4 800 entreprises de plus d’un million d’euros de chiffre d’affaires, soit 63 % de plus qu’en 2007. L’excédent brut d’exploitation (EBE) moyen des sociétés non financières, exprimé en pourcentage de la valeur ajoutée (VA), est passé de 33,5 points en 2007, à 30,6 en 2012, soit une baisse de 3 points en cinq ans. L’Insee explique cette chute de rentabilité par une hausse de 2 points de la rémunération des salariés (traduisant certes la hausse du pouvoir d’achat du salaire brut, mais également la moindre diminution des effectifs par rapport à celle de l’activité) et par une hausse de 1 point des cotisations sociales employeurs.
L’augmentation à marche forcée des prélèvements opérés sur les entreprises, confrontées pour la plupart à une dégradation de la demande et à la nécessité de comprimer leurs prix de vente, ne pouvait que se traduire par une baisse supplémentaire de leur rentabilité. Les impôts sur la production ont progressé en 2013 de 5,6 %, le relèvement en août 2012 du forfait social à 20 % jouant notamment pour la première fois en année pleine. Les rémunérations versées (+1,2 % après 2,2 % en 2012) ont progressé plus rapidement que la VA produite, très peu dynamique en valeur (+0,3 % après +1,6 %). Au total, l’EBE s’est fortement contracté (-2,6 % après -0,4 %) et le taux de marge rapporté à la VA a perdu 0,8 point par rapport à 2012 pour s’établir à 29,8 points, son niveau le plus faible depuis 1985.
Les 12 milliards d’euros prévus par le gouvernement pour sa première année de mise en place du CICE et la stabilisation annoncée des prélèvements obligatoires sur les entreprises avaient conduit beaucoup d’observateurs à considérer que ce taux de marge allait remonter en 2014. Il y a un mois encore, le président de la République, décidément fâché avec les chiffres, s’était réjoui, lors d’une réception à l’Elysée consacrée au bilan des 34 projets industriels lancés un an auparavant : «Il y a un indicateur qui est le taux de marge des entreprises, qui est leur capacité à pouvoir faire des investissements. Ce taux de marge a progressé de 4 points, ce qui est très important, depuis un an.» En réalité, au lieu d’un bond de 4 points, la hausse du taux de marge au 1er trimestre 2014, telle qu’estimée initialement par l’Insee, n’était que de 0,4 point par rapport au taux de marge du 4e trimestre 2013.
Le rapport de l’Insee du 23 septembre est venu doucher cet enthousiasme naissant pour un début d’inversion de courbe, avec un taux de marge retombé à 29,3 points au 2e trimestre. L’Institut lui-même a déchanté dans sa dernière note de conjoncture du 2 octobre en prévoyant un recul de ce taux de marge de 0,4 point en 2014, alors qu’il tablait encore en juin dernier sur une hausse de 0,8 point, notamment grâce au soutien du CICE. Les entreprises continuent à réduire leurs investissements, les ménages épargnent davantage et notre économie semble condamner à tourner au ralenti dans une zone euro surclassée par le dynamisme des économies anglo-saxonnes.
Notre pays fait face à un déficit de confiance à tous les étages. La parole politique française n’est pas audible et nous perdons confiance en nous-mêmes. Il est vital de changer les anticipations extraordinairement négatives des investisseurs, des entreprises et des ménages. Nous devons nous libérer des pesanteurs d’autrefois, afin de pouvoir nous projeter dans l’avenir, plutôt que de vouloir prolonger la société du passé. Pour affronter les défis de demain, il faut nous réarmer et donc passer par la case réformes, mais pas de manière cosmétique et homéopathique. Il y a péril en la demeure. Les politiques doivent s’appuyer sur les forces vives et productives du pays. Afficher un cap pro-entreprises ne suffit pas. Encore faut-il s’y tenir avec détermination.
Avec un assouplissement monétaire de la BCE, une relance budgétaire européenne, un euro moins fort, un coût de l’énergie en baisse et le pacte de responsabilité qui prendra son plein effet en 2015, nous devrions assister l’an prochain à une inversion de la courbe de rentabilité des entreprises, qui ne sera durable que si le CICE est transformé en diminution définitive de charges et si les réformes structurelles, notamment l’allégement du code du travail et des charges administratives des PME, sont enfin mises en œuvre. Ne pas oser, c’est déjà perdre.
Jean-Louis Mullenbach est membre de la DFCG et co-président du comité éditorial de Vox-Fi