Devrions-nous être payés pour utiliser ChatGPT ?

Publié le 28 mars 2025 à 11h00

Vincent Tena    Temps de lecture 5 minutes

« Le progrès technologique, pris dans son acception la plus large pour inclure les améliorations du facteur humain, est nécessaire pour permettre une croissance à long terme des salaires réels et du niveau de vie », déclarait Robert Solow lors de la conférence du prix Nobel qu'il a tenue en 1987. Autrement dit, pour que les salaires progressent durablement, il faut que les travailleurs soient plus productifs. Or, nous vivons aujourd’hui une accélération de la productivité portée par l’intelligence artificielle. Mais cette révolution soulève une question fondamentale : qui bénéficiera vraiment de ces gains ? Celui qui utilise l’IA ? Ou bien l’entreprise qui en tire profit ?

Dans un article coécrit avec Gilles Chemla (Imperial College Business School, DRM/CNRS), Juan Imbet (université Paris Dauphine-PSL) et Marcelo Ortiz (université Pompeu-Fabra), nous apportons un éclairage sur cette question en articulant deux grands cadres théoriques de la finance et de l’économie : d’une part, les modèles de recherche d’emploi (search models), qui prennent une approche macroéconomique pour analyser le fonctionnement global du marché du travail ; d’autre part, les modèles d’incitation, qui adoptent une perspective microéconomique centrée sur les relations entre une entreprise et ses salariés.

En reliant ces deux approches, nous montrons que les travailleurs à haute compétence, difficiles à remplacer et capables d’utiliser des outils comme l’IA pour améliorer leur productivité, sont en position de capter une part significative des gains. A l’inverse, ceux dont le marché du travail n’est pas en tension verront les bénéfices captés intégralement par l’entreprise.

L’IA comme choc de productivité : ce qui change

Prenons un exemple : deux juristes, tous deux compétents, intègrent désormais l’IA dans leur travail – rédaction de notes, synthèse de jurisprudence, automatisation de tâches. Résultat : ils travaillent plus vite, avec une qualité inchangée voire améliorée. Mais leur situation sur le marché du travail diffère. Le premier travaille dans un cabinet très spécialisé, où ses compétences sont rares. Le marché est en tension. Le second est dans une grande structure où les profils similaires sont nombreux. Le marché est fluide. Dans le premier cas, la valeur de marché du juriste augmente, car sa productivité le rend encore plus désirable auprès de la concurrence. L’entreprise doit alors adapter sa rémunération pour le retenir. Dans le second cas, le surplus généré par l’IA revient à l’entreprise, qui n’a aucun besoin d’augmenter la rémunération de l’individu – elle pourrait facilement le remplacer par un profil similaire.

«Au sein même des travailleurs à haute compétence, seuls ceux capables de combiner rareté sur le marché et usage efficace de l’IA verront leur valeur augmenter significativement.»

Ce résultat est cohérent avec la littérature : un individu maîtrisant l’intelligence artificielle peut augmenter son salaire de 21 %, mais une hausse de 1 % du nombre de travailleurs disposant des mêmes compétences réduit en moyenne la prime salariale de 0,27 point de pourcentage (Stephany et Teutloff, 2024). Ainsi, alors que la littérature a jusqu’ici principalement attribué la polarisation du marché du travail à une hétérogénéité des compétences – les très hautement qualifiés captant l’essentiel des gains tandis que les autres sont fragilisés (Acemoglu & Autor, 2011) –, nous montrons qu’il faut désormais s’attendre à une polarisation au sein même des travailleurs à haute compétence. Seuls ceux capables de combiner rareté sur le marché et usage efficace de l’IA verront leur valeur augmenter significativement.

Les limites de la rémunération basée sur la performance relative (RPE)

Dans de nombreux secteurs, la rémunération des cadres supérieurs et experts s’appuie sur la performance relative (RPE) : on est récompensé si l’on fait mieux que les autres. Mais cette logique devient problématique à l’ère de l’IA. Nos travaux montrent que la RPE standard ne tient pas compte de l’évolution du marché du travail. Pire, elle conduit à des incitations mal alignées. Exemple : si l’IA améliore la productivité de tous les data scientists d’un secteur mais que le marché est en tension, leur valeur de marché augmente – et les entreprises doivent adapter leur politique salariale pour éviter une fuite des cerveaux. Mais une RPE classique ne les récompense pas dans ce cas (puisque tous progressent ensemble), alors qu’ils deviennent plus attractifs.

Quelles implications pour les contrats de rémunération ?

Deux enseignements émergent de notre analyse. D’abord, l’IA accentue les écarts de pouvoir de négociation : ceux qui maîtrisent l’IA dans un marché du travail tendu voient leur pouvoir croître. Ignorer cette dynamique, c’est risquer de perdre les meilleurs éléments au profit de la concurrence. Ensuite, la RPE ne distingue pas les bonnes sources de performance : elle produit des incitations inadaptées lorsqu’un choc technologique systémique conduit à une plus grande productivité et que la valeur de marché des individus augmente. Il est donc nécessaire de la compléter par d’autres éléments incitatifs.

En résumé, il ne suffit plus de mesurer la performance à l’ère de l’intelligence artificielle : il faut comprendre comment évolue la valeur des individus dans leur environnement économique. C’est à cette condition que la rémunération reflétera réellement les contributions des travailleurs à haute compétence et que les entreprises éviteront une fuite des talents.

Vincent Tena Assistant professor of finance ,  Université Paris-Dauphine

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