Quelle rémunération pour les dirigeants d’entreprise réalisant des superprofits ?
Depuis le début de la guerre en Ukraine, le prix des énergies fossiles et les marges de raffinage restent élevés, permettant ainsi aux acteurs du secteur énergétique de réaliser des résultats exceptionnels. Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, explique en effet que ce « contexte favorable1 » a permis à son entreprise de réaliser un bénéfice net record de plus de 19 milliards d’euros en 2022, soit l’un des meilleurs de l’histoire du CAC 40. Il est alors intéressant de se demander si on doit s’attendre à voir les PDG du secteur énergétique être récompensés pour la réalisation de tels « superprofits », alors que ces derniers sont principalement dus à des facteurs exogènes à l’entreprise. La littérature académique, en particulier en théorie des contrats, apporte des éléments de réponse à cette question et offre un cadre permettant de comprendre le problème de la rémunération des PDG dans une telle situation. La théorie des contrats s’intéresse entre autres aux mécanismes permettant à l’actionnariat d’une entreprise d’en déléguer la direction à une tierce personne. Elle permet de décrire les incitations à mettre en œuvre lorsqu’il est difficile pour l’actionnariat d’identifier si les profits de l’entreprise proviennent des actions de son dirigeant (aussi appelées « l’effort du dirigeant ») ou bien s’ils sont dus à des événements échappant au contrôle de ce dernier. En effet, dès lors que l’effort du dirigeant n’est pas directement observable et que ce dernier possède donc un avantage informationnel, il pourra facilement imputer ses propres échecs au manque de chance. A l’inverse, les bonnes performances de l’entreprise dues à des éléments échappant à son contrôle pourront être faussement attribuées à la qualité de sa direction. Le travail d’Holmström2 (1979) – colauréat du prix Nobel d’économie 2016 avec Oliver Hart pour leur contribution à la théorie des contrats – est central dans l’étude du problème qui se pose lorsque le dirigeant a un avantage informationnel, ou bien que ses intérêts privés diffèrent de ceux de l’actionnariat. Holmström montre que le meilleur contrat est celui qui sera capable d’isoler l’effort du dirigeant, en filtrant ce qui est hors de son champ d’action. Néanmoins, la littérature académique constate que les dirigeants d’entreprises sont bel et bien récompensés pour la performance de l’entreprise lorsqu’elle est due à des facteurs indépendants de leur effort. Bertrand et Mullainathan3 (2001) montrent notamment que la rémunération totale des PDG (traitement de base, part variable, autres paiements incitatifs et options) est aussi sensible à l’augmentation des profits de l’entreprise résultant de facteurs indépendants de leur effort qu’à la hausse des profits de manière générale. Par quels mécanismes les PDG peuvent-ils alors être récompensés pour autre chose que leur effort ? Pour répondre à cette question, il convient de distinguer la rémunération d’un PDG attribuée au titre de l’exercice (le salaire, les primes) du reste de sa rémunération totale. En effet, bien que la part variable valorise des objectifs fixés par le conseil d’administration, le poids des critères financiers (hors « contribution personnelle » directe du PDG) y est souvent plafonné. Par conséquent, l’impact de « superprofits » sur cet élément de la rémunération est limité. Pour reprendre l’exemple du PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, le poids des objectifs financiers dans sa rémunération variable est plafonné à 110 % du traitement de base4. Comme ce plafond était déjà atteint lors du précédent exercice, la part variable de sa rémunération ne devrait pas évoluer cette année. C’est donc plutôt par la détention d’actions du groupe (267 487 au total au 31/12/2021), et l’attribution d’actions de performance (90 000 au titre de l’exercice 20215) que Patrick Pouyanné pourrait être récompensé pour des facteurs échappant à son contrôle, le cours des actions de TotalEnergies ayant augmenté de 22 % sur un an (au 10 mars 2023).
En conclusion, la théorie des contrats montre que les dirigeants ne devraient pas être récompensés pour la réalisation des « superprofits » actuels. Le plafonnement du poids des critères financiers dans la part variable de la rémunération des PDG va d’ailleurs dans ce sens. Néanmoins, la détention d’actions et d’options rend la variation de la « richesse totale » des PDG bel et bien impactée par les superprofits. On peut alors se demander quelles sont les externalités négatives qui sont générées par cette situation.
1. Déclaration de Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, devant son conseil d’administration le 7 février 2023 (https://totalenergies.com/system/files/documents/2023-02/TotalEnergies_4T22_Resultats.pdf).
2. Holmström, Bengt, « Moral hazard and observability », The Bell journal of economics (1979) : 74-91.
3. Bertrand, Marianne, Mullainathan, Sendhil, « Are CEOs rewarded for luck ? The ones without principals are », The Quarterly Journal of Economics 116.3 (2001) : 901-932.
4. https://totalenergies.com/sites/g/files/nytnzq121/files/documents/2022-06/elements_remuneration_DMS_CA_du_16032022.pdf.
5. Voir les pages 183 et 237 du rapport financier annuel 2021 (https://totalenergies.com/system/files/documents/2022-03/DEU_21_VF.pdf).