IA : comment éviter la paresse cérébrale

Publié le 11 octobre 2023 à 15h37

Philippe Robert-Tanguy    Temps de lecture 4 minutes

« Nous avons eu tort de les apprivoiser et de laisser une certaine liberté à ceux que nous utilisons comme domestiques. […] Ce qui nous arrive était prévisible. Une paresse cérébrale s’est emparée de nous. Plus de livres ; les romans policiers sont mêmes devenus une fatigue intellectuelle trop grande. […] Pendant ce temps, les singes méditent en silence. Leur cerveau se développe dans la réflexion solitaire. » Voilà comment se sont développés les singes pour progressivement prendre le pouvoir dans le roman de Pierre Boulle qui a inspiré le film « La Planète des singes » (1963).

Aujourd’hui, ce ne sont pas les singes qui nous menacent, mais l’intelligence artificielle générative. Le risque n’est pas tant qu’elle prenne le contrôle comme dans le film de Kubrick « 2001, l’Odyssée de l’espace » (1968), mais qu’elle nous rende paresseux !

Pas un jour sans que l’on soit informé d’un nouvel usage de ChatGPT ou d’une autre IA générative. Optimisation des données hospitalières, traitement des factures, traduction, écriture de lignes de code informatique, etc. Les scénaristes d’Hollywood ont fait près de cinq mois de grève, craignant que leur emploi puisse être remplacé par une IA. Même crainte chez les acteurs ou chez certaines professions intellectuelles parmi les plus diplômées. PwC a lancé ChatPwC, BCG a entraîné un large language model (LLM), McKinsey a lancé Lilli, son IA travaillant sur ses propres bases de données.

Certains prospectivistes aiment faire régulièrement les gros titres à coups de chiffres sensationnels sur la disparition des métiers. En 2013, des économistes d’Oxford prédisaient une disparition de près de la moitié des emplois à un horizon de dix ans ! Si les métiers ne disparaissent pas, on constate effectivement une généralisation de l’usage de l’IA et une transformation des activités.

Les plus optimistes voient dans l’intelligence artificielle une opportunité d’automatiser les tâches les plus simples, les plus ingrates, les moins intéressantes pour que les salariés se concentrent sur les activités nécessitant le plus d’expertise. Ainsi, entre la puissance de l’IA et l’expertise pointue de l’humain, nous aurions la performance maximale.

Cette perspective est attrayante et pertinente, mais elle oublie la question de l’apprentissage de l’expertise. Ce raisonnement en reste au présent. L’IA avec les experts d’aujourd’hui constituerait un cocktail gagnant. Or la formation de l’expert reste un impensé.

Le développement de l’expertise est un sujet complexe. Les experts eux-mêmes ont souvent du mal à l’expliquer. L’expertise est souvent une capacité à exprimer des avis sur des sujets complexes et des situations méconnues, voire inconnues. C’est de fait une question d’interprétation. Elle est rendue possible par l’apprentissage de situations multiples à partir desquelles l’expert extrapole. L’automatisation de certaines tâches « simples » conduit à une perte d’apprentissage que l’on peut déjà observer sur de nombreux métiers. Richard Sennett a montré qu’avec la disparition du dessin à la main et la généralisation des maquettes numériques, les architectes maîtrisent moins bien le repérage dans l’espace. Dans l’imprimerie, la bascule sur les techniques d’impression numérique, a priori plus simples que le calage de machine offset, conduit à des pertes de compétence dans la colorimétrie que constate la grande majorité des imprimeurs.

Et dans la finance aussi ! Dans les métiers d’audit, à l’heure où se développent les robots pour contrôler les comptes, on peut se questionner sur les conséquences à terme sur l’expertise de commissaires aux comptes. Ceux d’aujourd’hui ont appris la comptabilité, ses subtilités, les erreurs voire les fraudes et les manières de les masquer par des contrôles de compte ligne à ligne.

Le digital et l’intelligence artificielle peuvent donner des sentiments de facilité, au risque de développer l’illusion de maîtrise et d’expertise. Ils nous donnent des opportunités très intéressantes en termes de qualité, de fiabilité, de performance, etc. Cela peut aboutir à des « professionnels augmentés ».

Dans le même temps que nous développons ces technologies, il faut se questionner sur les méthodes d’apprentissage qui formeront nos experts de demain. L’accès facilité à des traitements automatisés complexes pourrait nous conduire à une paresse cérébrale. Le vrai risque est bien la perte de maîtrise de certains domaines de compétences ou la non-obtention de tous les gains attendus de ces innovations.

Philippe Robert-Tanguy Membre du Comité éditorial ,  Vox-Fi (DFCG)

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