Quelles croyances pour demain ?

Publié le 8 février 2023 à 19h48

Philippe Robert-Tanguy    Temps de lecture 4 minutes

La gestion en général et la finance d’entreprise en particulier sont des mondes de normes. Derrière une apparence de méthodes raisonnées et raisonnables, il faut cependant être conscient que se cachent des croyances. D’une part, les normes façonnent des croyances chez les acteurs qui les utilisent à longueur de journée, d’autre part, ces normes sont elles-mêmes le produit de croyances.

La finance d’entreprise repose sur trois grands postulats : d’une part la maîtrise et le contrôle de l’organisation, d’autre part la rationalité des analyses, enfin l’objectivité des choix. Cela conduit certains à croire que la gestion est de fait pertinente et juste.

Dire que le responsable financier est sujet aux croyances ne signifie pas qu’il n’est pas capable de prendre du recul par rapport à celles-ci et qu’il n’en voit pas les limites. Cela signifie simplement que dans l’action, et souvent dans l’urgence, ces postulats constituent des croyances dans la mesure où ils ne sont pas questionnés. Ils guident les considérations et les choix réalisés.

Les dirigeants financiers sont d’autant plus soumis à ces croyances que celles-ci sont intégrées et véhiculées par les outils. Un outil de gestion n’est pas neutre en soi. Il est porteur d’une conception du monde économique. Ainsi, en comptabilité, le fait d’amortir certaines dépenses d’investissement capitalistique mais de ne pas amortir des dépenses de formation du personnel (dont on attend pourtant des effets sur la durée) est porteur d’une certaine conception de la répartition entre capital et travail dans l’entreprise.

Ces dernières années, sous l’effet du coût quasi nul de l’argent et de l’emballement pour les nouvelles technologies et l’innovation (forcément bonne, quelle qu’elle soit – autre croyance), les pratiques gestionnaires ont parfois été habillées pour donner une apparence de rationalité et d’objectivité à des décisions d’investissement qui semblaient ne pas l’être. Aujourd’hui, la fin de l’euphorie signe la fin de ces croyances temporaires pour un retour aux fondamentaux.

Si le retour aux fondamentaux économiques semble une bonne chose après les dérives que nous avons connues ces dernières années, les postulats sur lesquels repose la gestion ne facilitent pas la prise en compte des enjeux actuels et à venir.

Tout d’abord, ils nous conduisent à ne penser qu’un monde linéaire, mesurable et probable. La gestion sait très bien appréhender les risques et, de fait, comptabiliser des provisions. Dans un monde instable, complexe et incertain, les outils de gestion font face à leurs limites. Ces trois dernières années ont été riches en « surprises stratégiques », ces événements aux conséquences majeures, et il n’est pas exclu que nous en connaissions d’autres.

Par ailleurs, les dimensions sociales et environnementales qui préoccupent le monde d’aujourd’hui sont plus difficiles à appréhender. On tente de « monétariser » l’humain et le carbone sans réellement prendre en compte l’ensemble de ces dimensions. Si Daniel Kahneman et la finance comportementale nous ont fait prendre conscience de « l’irrationalité » des acteurs, on peine à en prendre la mesure dans la gestion de nos organisations.

Aujourd’hui, la finance se développe autour des normes ESG pour évaluer des pratiques plus responsables. L’évaluation ESG reste cependant dépendante d’une croyance en la capacité de mesurer et de contrôler sur la base d’informations disponibles. Nous avons vu les failles d’un tel système d’évaluation avec Orpéa qui cochait pourtant toutes les cases d’une « gestion responsable ». Certes, l’évaluation ESG n’est pas encore normalisée, mais la normalisation en cours ne semble pas s’éloigner des croyances sur lesquelles la finance et le contrôle de gestion se sont construits.

L’objectivité et la rationalité conduisent à la croyance de la capacité à maîtriser et à contrôler. Ou peut-être est-ce le souhait de contrôler qui nécessite de croire en l’objectivité et la rationalité ? Maîtrise, objectivité et rationalité sont des principes qui permettent l’action, au risque parfois (voire souvent) de l’illusion du contrôle. Peut-être serait-il temps de réviser ces croyances pour agir dans un monde qui nécessite de nouvelles réponses ? Comment introduire plus de subjectivité ? Comment prendre en compte des comportements organisationnels « irrationnels » ? Comment intégrer les enjeux environnementaux qui ne se limitent pas à l’empreinte carbone ? Autant de questions qui peuvent inviter les responsables financiers et du contrôle de gestion à élargir leur palette d’outils, notamment en sortant des seules bases de données quantitatives pour intégrer également des modalités d’évaluation qualitative. 

Mots clés Entreprises
Philippe Robert-Tanguy Membre du Comité éditorial ,  Vox-Fi (DFCG)

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