Intelligence artificielle et finance : un bon ménage ?
Les régulateurs des marchés financiers ont toujours eu à cœur de protéger les intérêts des investisseurs individuels, et imposer aux sociétés cotées la publication de rapports financiers de plus en plus détaillés est une manière efficace d’atteindre cet objectif. Les régulations successives ont ainsi initié la production de documents contenant une information sous forme non structurée, le plus souvent accessibles à tous en temps réel. Cette tendance pose cependant un certain nombre de questions sur lesquelles il est important de revenir dans le contexte actuel. La plus évidente porte sur la capacité des investisseurs individuels à exploiter toute l’information disponible. Si seuls certains investisseurs ont cette capacité, la production massive d’information pénalise les investisseurs ordinaires en faveur des plus sophistiqués.
L’avènement de l’intelligence artificielle (IA), et en particulier sa démocratisation via les outils tels que ChatGPT, donne un éclairage nouveau au débat. Les défenseurs de l’IA la présentent comme une technologie révolutionnaire permettant d’analyser efficacement des textes. Elle serait ainsi capable de réduire le fossé qui se creuse entre les investisseurs individuels et les investisseurs avertis. L’efficacité réelle des indices de sentiment générés par l’IA à partir de rapports financiers reste cependant discutable. Les résultats de la recherche académique sur ces indices démontrent les limites des Grands Modèles de Langage (ou Large Language Models, LLM) dans le traitement des rapports financiers. Les LLM standards ne sont pas spécialement entraînés à extraire l’information contenue dans ce type de rapports, et ils ont du mal par exemple à anticiper les rendements ou le risque associés à la détention d’actifs financiers. Le développement récent des Petits Modèles de Language (ou Small Langage Models, SLM) entraînés sur des tâches bien spécifiques prouvent bien les limites des LLM et la nécessité de développer des approches spécifiques pas forcément à la portée des investisseurs individuels. Ainsi, la maîtrise relative de l’IA peut en fait avoir pour conséquence d’accroître les inégalités entre investisseurs. Si l’IA est effectivement un outil révolutionnaire, les investisseurs qui savent tirer parti de ces technologies profitent de conseils avisés, tandis que ceux qui n’ont pas cette expertise en sont privés. Cette hétérogénéité de traitement remet en question la capacité de l’IA à mettre tous les investisseurs sur un pied d’égalité. On peut imaginer par exemple que les investisseurs avertis tels que les fonds spéculatifs sont les premiers à utiliser l’IA dans leurs stratégies d’investissement, et que les investisseurs individuels sont privés de ces ressources trop coûteuses à mettre en œuvre.
«L’utilisation de l’IA générative en finance pose de nombreuses questions auxquelles seules des expériences en laboratoire permettent de répondre.»
Il existe de plus en plus d’études dont l’objectif est d’analyser les effets de l’utilisation de l’IA dans la prise de décisions d’investissement et d’en mesurer son efficacité. Elles se confrontent à un certain nombre de limites qui pourraient tomber avec le développement d’approches spécifiques au traitement de l’information financière diffusée dans les rapports réglementaires ou les réseaux sociaux. La première concerne l’aspect hautement non structuré de cette information. Les rapports réglementaires, par exemple, peuvent être remplis de manière très différente d’une entreprise cotée à l’autre, et l’exploitation massive de cette information peut amener à des prises de décisions très fantaisistes. La possibilité de traiter des données en temps réel est également un défi majeur à relever. L’information arrive de manière continue sur les marchés financiers et la prise de décision rapide est la clé d’un bon investissement. Les indices de sentiment étudiés par la recherche académique actuelle ont une approche généralement basse fréquence du fait des temps de calculs importants nécessaires à l’analyse de données textuelles. La technologie actuelle de l’IA permet cela, mais les adaptations nécessaires à l’exploitation de données financières textuelles n’existent pas encore.
L’utilisation de l’IA générative en finance pose ainsi de nombreuses questions auxquelles seules des expériences en laboratoire permettent de répondre. Ainsi, des chercheurs de l’université Paris-Dauphine – PSL ont caché depuis octobre 2024 plusieurs IA dans un jeu boursier à destination d’étudiants en finance. Ces IA exploitent l’information diffusée par les forums d’investisseurs pour la gestion de portefeuilles diversifiés. Les premiers résultats de cette approche expérimentale, attendus pour avril 2025, permettront de traiter un ensemble de questions liées à l’utilisation de l’IA en finance. Elles couvrent notamment la capacité de l’IA générative à exploiter une information en temps réel, la détection de biais comportementaux des IA – à comparer avec les biais comportementaux humains étudiés par la littérature en finance et la prévision de phénomènes de foule liés aux comportements mimétiques des investisseurs.
Serge Darolles est professeur à l’Université Paris-Dauphine.
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