La lutte contre l’endettement excessif se développe-t-elle ?
Les entreprises françaises sont-elles trop endettées ? L’endettement bancaire et financier de ces dernières est en hausse et se situe à 90 % du PIB en 2016. Est-ce l’indication d’une volonté de faire le plein avant une future hausse des taux ? Sans doute, c’est ce qu’indique la part croissante des liquidités détenues à l’actif de ces mêmes entreprises qui s’élève toujours en 2016 à un niveau record de 25 % du PIB.
Notre époque est celle des taux d’intérêt bas, qui favorisent des comportements d’aubaine d’endettement et une hausse des cours boursiers. La formule du coût moyen pondéré du capital nous enseigne que la baisse des taux d’intérêt entraîne mécaniquement la baisse du coût du capital et une meilleure valorisation boursière des entreprises, toutes choses égales par ailleurs.
Cette situation de dette facile connaît actuellement un revirement marqué. La cause n’en est pas l’abandon des politiques monétaires de quantitative easing, déjà acté aux Etats-Unis avec des taux souverains à long terme qui reviennent à 2,6 %. Cette remise en ordre économique s’accompagne d’une inflation de 2 %. Elle signe enfin le retour à des taux réels positifs qui rappellent une évidence simple : la dette est une source de financement qui a un coût réel, ce qui vient mordre la rentabilité financière des investissements. La BCE est très en retard car les taux réels restent négatifs en zone euro ; ils constituent toujours la meilleure incitation à un endettement massif. On peut donc dire que le premier corrupteur actuel en faveur d’un endettement excessif s’appelle la BCE (ou la BoJ). La Fed est sortie du club.
Tout se passe comme si, ne pouvant agir sur la politique monétaire, les gouvernements agissent via la politique fiscale pour éviter une subvention massive à l’endettement qui peut biaiser les comportements des entreprises. Un volet des mesures fiscales dites «Trump» aux Etats-Unis a été passé sous silence : il s’agit de la limitation de la déductibilité des intérêts par les entreprises. Les Etats-Unis sont le troisième grand pays à limiter par un mécanisme clair et franc la déductibilité fiscale des frais financiers. Le dispositif est semblable à celui qui est déjà effectif en Allemagne : il y a refus de déductibilité dès que les frais financiers dépassent 30 % de l’EBE. La volonté est clairement de pénaliser les comportements en faveur de l’endettement.
Le «rabot» de déductibilité des frais financiers appliqué en France est différent : les charges financières nettes ne sont déductibles qu’à hauteur de 75 % de leur montant (art. 212 bis CGI). Par ailleurs, la notion de sous-capitalisation mise en œuvre en France fait référence à un ratio de frais financiers versés à des sociétés liées qui ne doit pas être supérieur à 25 % de l’EBE. Cela vise clairement les montages de type LBO.
Ce n’est pas tout. Une pénalisation de l’endettement envers des sociétés liées est mise en œuvre par le fisc si l’on ne peut pas prouver qu’il s’agit d’un emprunt à taux normal, comparable à celui d’une opération de financement avec un créancier indépendant. La définition fiscale fait référence à un mécanisme de «preuve contraire» où c’est à l’emprunteur de prouver que le taux, pour être déductible, doit être inférieur au «taux qu’elle (l’entreprise) aurait été en mesure d’obtenir auprès d’établissements (…) financiers indépendants dans des conditions analogues».
Il faut donc trouver des taux comparables pour montrer que les taux appliqués, par exemple lors d’opérations de LBO ou de montage de projets, ne sont pas des transferts de valeur vers ou de la part de tiers liés. Cela risque d’ouvrir le champ à des discussions infinies sur la notion de prêts comparables, avec le recours à une gamme d’arguments parfois fondés, ou très arbitraires, pour rejeter la comparabilité et donc la déductibilité d’un financement le plus souvent régulier. La conséquence peut en être la remise en cause ex post d’un projet économique et de nombreux contentieux fiscaux. Comme exemple de ce florilège rhétorique, on citera :
– le rejet de comparables établis à partir d’un prêt de montant différent de celui en cause. Il s’agit en fait d’un argument massue car on ne trouvera jamais un financement comparable ayant le même montant à l’euro près. C’est la négation même du fait que le concept de taux d’intérêt est proportionnel, et ce depuis la nuit des temps et même au-delà, car la notion de taux d’intérêt qui introduit une relation générale de proportionnalité entre le montant en jeu et le fruit d’un prêt d’argent apparaît dès le Code d’Hammourabi, il y a 4 000 ans ;
– l’argument plus que bizarre évoqué parfois par le fisc est celui d’une garantie «implicite» au sein d’un groupe. Les holdings supérieures ou les sociétés mères couvriraient leurs filiales d’une garantie «implicite» qui signifierait que les sociétés bénéficiaires de prêts intragroupes relèveraient de taux d’intérêt inférieurs à ceux appliqués ; ce qui est une voie pour remettre en cause la déductibilité des intérêts versés à la maison mère ;
– les prêts consentis sous forme d’obligations avec bons de souscription ou d’obligations convertibles par des fonds de dette junior ou des prêteurs mezzanine sont des comparables rejetés par le fisc… au motif que ces prêteurs ne sont pas indépendants puisqu’ils sont de potentiels actionnaires. On appréciera ce raisonnement circulaire et lumineux.
Lutter contre l’endettement excessif est sans doute sain au plan macroéconomique général. Des mesures générales, sans ambiguïté, telles celles mises en œuvre aux Etats-Unis ou en Allemagne qui raisonnent sur la masse des frais financiers, sont préférables à la menace de la microchirurgie d’une analyse prêt par prêt et à l’arbitraire fiscal.