Le monde selon Trump
L’élection de Donald Trump consacre la fin d’un monde, celui d’un ordre mondial bâti après-guerre par les Occidentaux, à leur service, avec des règles multilatérales qui ont longtemps structuré les relations internationales. L’Europe a prospéré dans ce monde de règles et a profité des dividendes de la paix, de l’abondance d’une énergie bon marché et d’un effacement des frontières, ce qui lui a permis de commercer sans entrave. Ce monde-là est révolu…
Ayant obtenu la majorité au Congrès et gagné le vote populaire, Trump a la légitimité nécessaire pour mettre en œuvre son programme, notamment économique, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour une Europe menacée de relégation face à une Amérique innovante et compétitive.
La feuille de route du nouveau président se résume en quatre grands axes : des barrières douanières et le retour d’un protectionnisme sécuritaire ; des baisses d’impôts pour les plus fortunés et les entreprises ; une déréglementation à tout-va afin de libérer les énergies entrepreneuriales selon les préceptes libertariens incarnés par Elon Musk ; un contrôle strict de l’immigration, auquel s’ajoute une expulsion en masse des immigrés en situation irrégulière.
Cependant, il n’est pas certain que Donald Trump applique l’intégralité d’un programme qui comporte des contradictions par rapport à ses promesses de campagne. A titre illustratif, la matrice protectionniste de Trump prend la forme de barrières tarifaires aux échanges, le président ne croyant plus depuis longtemps aux vertus de la mondialisation. Celle-ci serait responsable à ses yeux du déficit chronique de la balance des paiements américaine, symptomatique de la dépendance des Etats-Unis à l’égard de l’extérieur. Au cours de sa campagne, Donald Trump a annoncé la couleur avec des tarifs de base compris entre 10 à 20 % applicables sur tous les produits importés tout en réservant un traitement particulier à son rival chinois avec des droits de douane qui pourraient grimper jusqu’à 60 %. Ce renchérissement des importations va entraîner une hausse des prix des intrants pour les entreprises américaines et, par répercussion, une augmentation des prix de détail pour les consommateurs finaux. Or, cette résurgence de l’inflation est contraire aux engagements pris auprès des électeurs républicains, inquiets pour leur pouvoir d’achat depuis la crise du coût de la vie qu’ils ont subie de plein fouet lors de la précédente mandature.
Par ailleurs, l’objectif de redressement de la balance commerciale est loin d’être gagné, comme en témoigne le creusement du déficit depuis 2018, date du début du bras de fer commercial avec la Chine. En fait, le commerce sino-américain a pris des voies détournées avec des échanges directs qui ont été remplacés par un commerce intermédié par le Mexique ou le Vietnam, deux pays « cheval de Troie » des entreprises chinoises. Autrement dit, les droits de douane ont été finalement payés par les entreprises et les consommateurs américains et non par la Chine comme le voulait le président.
Trump n’étant pas un idéologue mais un pragmatique, expert dans l’art de négocier, on peut penser qu’il agite ces menaces tarifaires pour prendre l’ascendant dans de futures négociations et obtenir des concessions de la part de ses partenaires ou concurrents commerciaux… Il a déjà démontré sa capacité à créer des surprises stratégiques, tout scénario plus favorable étant vécu par tous ceux invités à la table des négociations comme un soulagement.
Sur le papier, la réélection de Trump n’est, dans tous les cas, pas une bonne nouvelle pour l’Europe, mais elle peut aussi constituer un électrochoc salutaire en incitant l’Union à accélérer son agenda stratégique de manière à façonner une Europe puissante. Les solutions sont largement documentées dans les rapports parus récemment comme celui de Mario Draghi sur le futur de la compétitivité en Europe [1] ou celui d’Enrico Letta [2] consacré au marché unique.
Sur le plan économique, investir et innover restent les maîtres-mots d’une stratégie industrielle tournée vers l’avenir avec la nécessité de changer d’échelle pour faire émerger les industries et les champions européens de demain. L’Europe doit retrouver la voie d’une autonomie stratégique dans les domaines clés de l’énergie, de la santé, de la défense et de la sécurité ou des technologies critiques. La mise en cohérence des politiques industrielles, commerciales et de la concurrence s’avère à cet égard indispensable pour servir ces nouveaux objectifs stratégiques où puissance rime avec résilience, sans oublier un appel à la sobriété normative pour en faire un levier de compétitivité.
Mettre en œuvre cette vision partagée d’une Europe à la pointe de la technologie, porteuse d’un projet ambitieux sur le climat et capable d’exister dans un monde multipolaire et en tension, demande de mobiliser et de mettre en synergie des moyens considérables pour financer les investissements qui vont construire l’Europe de demain. Une épargne européenne abondante doit permettre de massifier les capacités de financement en faveur de la croissance, grâce notamment à l’intermédiation de marchés de capitaux plus intégrés et d’acteurs financiers puissants et compétitifs.
Le temps est un luxe dont l’Europe ne dispose plus avec une urgence à agir qui appelle à une réforme de la gouvernance européenne pour des prises de décision et une mise à exécution sans plus attendre. Les prochains mois seront un test de cohésion et de rapidité. Nos défis communs imposent l’unité, tandis que la tentation du chacun pour soi ou du repli sur soi condamnerait l’Europe à l’impuissance et à une lente agonie.
[1] The future of European competitiveness – A competitiveness strategy for Europe.
[2] Much more than a market – Speed, Security, Solidarity. Empowering the Single Market to deliver a sustainable future and prosperity for all EU Citizens.
Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.
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