Taux longs : Entre cycle et tendance

Publié le 16 mai 2014 à 16h00    Mis à jour le 3 juin 2014 à 12h32

Job Bazille

La communauté financière anticipe une accélération de la reprise aux Etats-Unis, une vision partagée par la Fed qui poursuit, à un rythme cadencé, le retrait de sa perfusion monétaire et pourrait actionner le levier des taux courant 2015. Normalement, une telle configuration est propice à une remontée des taux longs. Or, ces derniers ne montrent aucune velléité de hausse, avec des rendements obligataires qui restent ancrés à de bas niveaux. Traditionnellement, en phase de reprise, la hausse des taux à long terme acte de l’amélioration conjoncturelle, source de plus d’inflation (même contenue) demain et des anticipations de resserrement monétaire. Ceci coïncide avec une réallocation du portefeuille des investisseurs en faveur des actifs risqués et plus rémunérateurs, comme les actions. Aujourd’hui, les Bourses sont bien en configuration haussière mais sans vrai rééquilibrage entre classes d’actifs, les marchés obligataires profitant eux aussi de flux d’investissement importants.

C’est que la situation post-crise est loin d’être normale. L’abondance de liquidité, née de politiques monétaires ultra-accommodantes, bouleverse toute la hiérarchie des rendements avec un déversement sur toutes les classes d’actifs et des paris haussiers gagnants qui défient la cohérence globale. Ainsi, la masse des capitaux, qui a déserté récemment la sphère émergente, est venue se réinvestir dans toutes les classes d’actifs des pays développés, y compris les moins risquées – les obligations publiques, américaines et européennes –, quitte à pousser ces segments de marché à la surchauffe. Cela étant dit, une remontée «pilotée» des taux longs américains reste probable. Historiquement, les taux européens ont toujours suivi même si les nouvelles mesures d’assouplissement attendues de la part de la BCE devraient freiner les effets de contagion financière.

Si les taux sont amenés à remonter de manière cyclique, ils devraient rester bas en tendance sous la pression de facteurs structurels à l’origine d’un abaissement durable du régime des taux longs. La baisse tendancielle des taux longs nominaux a naturellement suivi le processus désinflationniste initié à la fin des années 1970, un mouvement renforcé par la crédibilité des politiques d’ancrage nominal des banques centrales. Dans un contexte de régime de croissance molle post-bulle synonyme d’inflation basse en tendance, voire de menace de son contraire, la déflation et les pressions haussières sur les taux devraient rester somme toute limitées. Plus fondamentalement, le déséquilibre global entre épargne et investissement serait responsable de la baisse tendancielle des taux longs, censés équilibrer l’offre et la demande de fonds prêtables.

L’émergence sur la scène internationale de pays émergents à fort excédent d’épargne (notamment l’Asie et la Chine en particulier) serait un des éléments explicatifs de la faiblesse chronique des rendements obligataires. Cette abondance d’épargne, recyclée sous forme d’achats de titres sans risque, aurait plus que compensé la désépargne publique des économies avancées conduisant à un phénomène de Saving Glut (excès d’épargne mondial), un argument avancé par Ben Bernanke, l’ancien patron de la Fed, pour éclaircir l’énigme obligataire (le fameux «conundrum») des années pré-crise. Ce surplus ne devrait pas disparaître à brève échéance, la lente érosion des taux d’épargne dans la sphère émergente, née de la volonté de rééquilibrer les modèles de croissance en faveur de la consommation, devant être contrebalancée par une moindre désépargne publique dans les économies développées où l’austérité budgétaire sévit, ce qui soit dit en passant devrait réduire l’offre d’actifs sans risque.

Or, le vieillissement démographique dans les pays avancés et l’attitude prudente des épargnants, échaudés par les krachs financiers à répétition, risquent à l’inverse de renforcer durablement l’appétit pour les actifs sans risque. En dépit du coût attractif du capital, l’économie mondiale aurait également souffert d’un manque chronique d’investissement productif (Investment Dearth) en particulier dans le monde développé. Certes la baisse du coût relatif des biens en capital a réduit la part en valeur de l’investissement dans le PIB, sans nécessairement en altérer le volume, mais les économies avancées ont globalement peu investi dans la sphère productive sur la dernière décennie, une tendance amenée à perdurer vu les cicatrices profondes héritées de la crise (nécessité du désendettement, surcapacités latentes, manque de débouchés…). Pris en tenaille entre le cycle et la tendance, les taux longs ont certes un potentiel de hausse mais limité, une bonne nouvelle pour les économies avancées qui plient sous le poids des dettes.

Job Bazille

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