Une analyse Isabelle Job Bazille, directrice des études économiques de Crédit Agricole S.A.

Une sobriété choisie pour être heureuse

Publié le 2 février 2024 à 18h53

Isabelle Job Bazille    Temps de lecture 4 minutes

La sobriété a envahi les débats publics l’hiver dernier au moment de la crise énergétique liée au déclenchement de la guerre en Ukraine. Il s’agissait d’adopter dans l’urgence des consommations sobres en énergie afin d’éviter de mettre sous tension le réseau électrique. 

Ce retour de la « chasse au gaspi », utilisée comme outil de gestion de crise, ne doit pas occulter la nécessité de réduire la consommation d’énergie sur le long terme pour relever le défi de la transition écologique et atteindre l’objectif de neutralité carbone, synonyme de sortie des énergies fossiles. Cette sobriété structurelle dépasse d’ailleurs le seul domaine de l’énergie. Dans une acception large, la sobriété consiste en un ensemble de pratiques qui promeut une forme de modération de la production et de la consommation de ressources – matériaux, terres, eau, énergie – afin de limiter les conséquences négatives des activités humaines sur le vivant.

Si le progrès technique, en permettant d’économiser les ressources naturelles ou de substituer les ressources renouvelables aux énergies fossiles, peut relâcher la contrainte de rareté, la sobriété des pratiques et des usages reste un pilier fondamental et un levier essentiel pour réussir la transition climatique.

Pour être acceptable, du point de vue du consommateur-citoyen, cette sobriété ne peut être ni punitive ni culpabilisante (fondée seulement sur des injonctions ou des interdictions), mais doit être choisie et désirable, lorsque la possession matérielle et l’accumulation ne sont plus les uniques ressorts de la satisfaction ou du bien-être. En tout cas, cette démarche de modération, pour ne pas être perçue comme liberticide ou vécue comme une privation, doit permettre de répondre aux besoins, et rester synonyme de plaisir, tout en économisant des ressources. A titre d’exemples, il est question de sobriété dimensionnelle lorsque le choix des équipements s’adapte aux besoins, comme le poids et la puissance des véhicules en fonction des exigences de mobilité, mais aussi de sobriété coopérative ou conviviale avec la mutualisation des matériels ou des usages comme le covoiturage ou le coworking, et enfin de sobriété des usages en faveur d’une gestion raisonnable et d’une utilisation optimale des appareils (mise en veille, recyclage…).

Les normes sociales, sous l’impulsion d’une nouvelle génération climat, vont inciter de plus en plus à consommer de façon raisonnable, mais la pression économique est toujours là avec une croissance matérielle, telle que mesurée par le PIB, qui reste l’alpha et l’oméga de notre prospérité. L’évolution des préférences des consommateurs doit trouver un écho et des débouchés du côté des entreprises, sachant que l’ensemble des stades de production est concerné par une gestion économe des ressources. De ce point de vue, l’éco-conception est la forme la plus aboutie de cette sobriété économique puisqu’elle consiste à penser toutes les étapes du cycle de vie d’un produit, de sa fabrication à son recyclage final en passant par son usage, de manière éco-responsable.

Dans tous les cas, des achats responsables, sobres en carbone, sont un levier d’action important pour réduire les émissions de CO2 des entreprises. Dans la phase de fabrication, un travail sur l’efficience matière et une recherche d’optimisation des procédés industriels peuvent permettre d’économiser des ressources sans compromettre la qualité. Le choix peut être aussi fait de sortir de la logique volumétrique avec des productions à la demande ou sur mesure, synonymes de découplage entre création de valeur et quantité (fashion-as-a-service versus fast fashion). Créer des emballages et des conditionnements innovants, économiques et écologiques, et optimiser les circuits logistiques participent également à cette démarche de sobriété. Enfin, les possibilités offertes en matière de recyclage, de réemploi ou de réparabilité, fondées sur une promesse de pérennité programmée, ancrent des réflexes de consommation plus responsables.

Il est difficile de demander de la sobriété individuelle sans que le système dans son ensemble s’organise autour de nouveaux modèles d’urbanisme, de production, ou d’organisation du travail. Suivant l’adage, « ce qui ne se mesure pas n’existe pas », les métriques doivent aussi être repensées avec des référentiels comptables aptes à mesurer une richesse durable selon une logique de triple capital – financier, environnemental et social. Enfin, cette sobriété heureuse et non contrainte passe par la réinvention d’un récit collectif et fédérateur autour de nos façons de vivre, individuelles et collectives, et d’un système de valeurs plus humano-centré, fondé sur le bien-être résultant d’une richesse moins matérielle qu’immatérielle, pour tendre vers une économie durable et surtout désirable. 

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

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