Et si les masters en finance et les stages en banques d’investissement n’étaient pas systématiquement la voie toute tracée pour entrer dans la gestion d’actifs ? Quelques asset managers ont suivi des trajectoires de carrière bien peu classiques. Anciens militaires, philosophes, sportifs de haut niveau… ils témoignent de leur parcours jusqu’à la gestion de portefeuille.
Ses yeux n’ont pas toujours été rivés sur les terminaux Bloomberg. Quand il était capitaine au sein des forces spéciales de l’Armée de terre, Quentin Dumortier veillait avant tout à la sécurité de son commando sur le terrain des opérations, qu’elles soient en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie centrale. Mais après une dizaine d’années de vie militaire, il décide de passer à autre chose. « A l’issue de mon expérience sur le terrain, l’étape suivante était de préparer le concours de l’Ecole de guerre pour ensuite rejoindre l’état-major : la fin de ce temps opérationnel était un moment cohérent pour quitter l’institution et j’ai choisi de m’orienter vers un MBA pour entamer ma reconversion », explique celui qui est désormais gérant-fondateur d’Atlas Responsible Investors, un hedge fund dédié à l’investissement durable.
Des chemins improbables
Un parcours des plus atypiques au sein de l’asset management : l’essentiel des professionnels de la gestion d’actifs suivent un cursus classique d’études financières, entrecoupées de stages dans de grandes banques et couronnées par l’obtention du CFA. Mais Quentin Dumortier n’est pas non plus une exception. Quelques gérants le sont devenus par des voies détournées, parfois improbables. A l’image d’Alexis Bienvenu, agrégé en philosophie qui, à l’issue de sa thèse, entre presque à son insu dans le monde de l’asset management. « Mes recherches se focalisaient sur la philosophie des sciences et plus précisément, sur le rôle croissant joué par les probabilités dans les disciplines scientifiques, notamment en physique, raconte celui qui est devenu aujourd’hui gérant chez La Financière de l’Echiquier. Je me suis ensuite intéressé à la manière dont les probabilités sont utilisées dans la vie courante pour des prises de décision risquées, notamment financières. Je suis entré dans une filiale de gestion d’actifs du groupe Primonial. Je voyais cette expérience comme une incursion momentanée dans la finance pour me permettre d’accéder à des cas concrets. »
C’était il y a dix-sept ans…
Si ces virages vers la gestion d’actifs ne sont généralement pas le résultat d’une stratégie délibérée, le terrain est parfois bien préparé. « J’ai toujours eu à cœur de faire des études pour m’assurer une carrière en dehors du sport, mais je n’aurais pas pensé qu’elle serait dans la finance ! » se souvient Alban Préaubert, gérant chez Sycomore AM et ancien champion de patinage artistique. De 2003 à 2011, il mène de front ses études à l’ESCP et ses compétitions d’un bout à l’autre de la planète. Six médailles dans des épreuves de coupe du Monde et un diplôme d’école de commerce en poche, la question de la suite se pose. « J’ai hésité à me relancer dans un cycle olympique de quatre ans : j’avais 25 ans, de l’arthrose au genou et j’ai choisi d’arrêter la compétition, poursuit Alban Préaubert. J’ai découvert la gestion d’actifs par mon oncle en faisant un stage d’analyste ESG chez Sycomore AM. Dès la première semaine, j’ai compris que j’avais trouvé ma voie : la glace ne me manquait pas. »
Ce sont souvent des rencontres qui ont fait basculer le parcours de ces gérants atypiques. Pour Alexis Bienvenu, c’est Christian Walter qui lui ouvre la voie : cet expert de la modélisation du risque – qui se définit lui-même comme « actuaire (le jour) et philosophe (la nuit) » – l’introduit chez Primonial, où il teste ses propres travaux sur les risques non standards en les appliquant à la sélection de gérants. « Mon approche de philosophe m’a sensibilisé aux aspects psychologiques de l’appréhension du risque, y compris chez les gérants eux-mêmes », souligne Alexis Bienvenu, qui s’est également penché sur la recherche en finance comportementale.
«Le sport en compétition aide à relativiser les échecs, à ne pas s’accabler quand on perd, mais aussi à ne pas s’emballer quand on gagne.»
Des compétences prisées
Au-delà de ce regard nouveau sur le métier, ces profils non traditionnels peuvent apporter des qualités intrinsèques très prisées dans l’univers des marchés financiers. « Au début de ma première expérience en hedge fund chez Edoma, l’un des associés, lui-même ancien pilote de chasse dans l’aéronavale, m’avait assuré que si je pouvais mener des opérations spéciales et sauter de nuit en parachute, je devrais réussir à gérer des positions long/short, s’amuse Quentin Dumortier. Dans le monde de la finance, les vétérans sont appréciés pour leur sang-froid, leur prise de risques mesurée, et leur capacité à gérer des équipes sous pression. » L’ancien militaire perçoit de multiples points communs entre ses deux vies : rigueur, détermination, prise d’initiatives… « Un militaire doit savoir remettre en question sa stratégie si les données du terrain l’exigent, tout comme un gérant doit savoir couper une position sur laquelle il s’est trompé : dans les deux cas, il faut de l’humilité, de l’agilité et de la discipline, complète-t-il. La finalité des deux métiers n’est bien sûr pas comparable, mais les qualités nécessaires pour les exercer le sont. » Des qualités pour beaucoup partagées par les sportifs de haut niveau. « Le sport en compétition aide à relativiser les échecs, à ne pas s’accabler quand on perd, mais aussi à ne pas s’emballer quand on gagne », ajoute Alban Préaubert, qui apprécie de pouvoir quantifier la qualité de sa prestation : une note sur 10 donnée par un jury après une épreuve de patinage, une performance à la hausse ou à la baisse pour un portefeuille d’actifs.
Gérant sans formation en finance ?
Les virages professionnels conduisant au métier de gérant d’actifs impliquent souvent de reprendre les études, pour acquérir la patine financière nécessaire et gagner en crédibilité auprès des recruteurs. Du moins en France. « Il est plus courant dans le monde anglo-saxon que les gérants n’aient pas de formation financière spécifique et qu’ils viennent de filières plus littéraires », remarque Alexis Bienvenu, chez LFDE, qui s’est lui-même formé sur le tas et en lisant des manuels. Les esprits tendent toutefois à s’ouvrir peu à peu côté français : Lazard Frères Gestion a par exemple embauché, comme directeur de l’ESG, un musicologue agrégé de lettres modernes, conférencier pour la Fondation de l’abbaye de Royaumont… mais également diplômé en économie quantitative.
Une page difficile à tourner
Bien que tous soient convaincus par leur nouveau métier, ces gérants atypiques ont parfois un peu de mal à complètement tourner la page de leur ancienne vie professionnelle. « Je continue de valoriser les recherches issues de ma thèse, en écrivant des articles de vulgarisation ou en traduisant les philosophes que j’ai étudiés », indique Alexis Bienvenu. Si, de son côté, Alban Préaubert a bien remisé ses patins, il s’est toutefois reconverti en journaliste sportif pour Eurosport. « A chaque compétition de patinage artistique, je prends un jour de congé pour aller en studio et commenter les épreuves », confie-t-il. Une manière peut-être de rester proche des paillettes malgré un métier qui déchaîne peu les foules. « La transition peut être difficile pour un sportif de haut niveau, quand tout s’arrête et que l’adrénaline retombe : le matin, quand j’arrive au bureau, personne ne m’applaudit, reconnaît avec humour le gérant. Mais j’ai suffisamment de challenges dans ma seconde vie pour profiter sereinement de ma reconversion. » Preuve pour les étudiants qui en douteraient que si la finance est réputée pouvoir mener à tout, tout peut aussi mener à la finance !