Comment les banques managent leurs fonctions support « délocalisées »

Publié le 19 février 2025 à 9h00

Sylive Guyony    Temps de lecture 9 minutes

Technologie, comptabilité, ressources humaines : disposer de fonctions support dans des entités dédiées installées à distance du siège est de plus en plus fréquent pour les banques françaises. Cela peut concerner plus de 20 % des salariés d’un groupe bancaire. Rapprocher ces captives du centre nécessite un management spécifique.

« Tu feras partie de l’équipe de gestion administrative pour les salariés des filiales du groupe de Société Générale. » Ce 30 janvier, la banque de La Défense recrute un analyste ressources humaines (RH). Lieu de travail ? La Roumanie. Parmi les compétences requises : le français au niveau avancé et l’anglais au niveau moyen. Ce type d’annonce aurait pu être aussi à destination de call centers, chargés de la relation clients des banques françaises et souvent présents au Maghreb. Mais les recrutements des banques à l’étranger (hors filiales locales à vocation commerciale) vont bien au-delà de ces seuls call centers, la pratique de la « délocalisation » ne faisant que croître. L’un des premiers groupes bancaires français compte déjà plus de 20 % de ces salariés officiant ainsi au profit du siège parisien depuis des pays à coûts salariaux plus faibles, avec l’objectif d’aller jusqu’à 30 % au moins. Ces collaborateurs peuvent être chargés des technologies d’information (IT) ou des services et solutions tels que connaissance du client (know your customer, KYC), risques, conformité, juridique, comptabilité, finance ou RH, etc. Le Portugal, la Roumanie et l’Inde, pour l’informatique, font partie des destinations privilégiées pour ces « délocalisations ». Ainsi, pour des questions de base concernant par exemple les tickets-restaurants, les collaborateurs en France du groupe Société Générale sont en relation avec « le fil RH », basé en Roumanie.

«Nos centres de compétences partagées, à taille humaine, sont animés à l’identique d’une autre filiale.»

Gilles de Wailly directeur général adjoint lignes de services internationales ,  BNP Paribas Personal Finance

A quelles conditions ces plateformes (ou centres de services partagés) peuvent-elles bien fonctionner, en relation avec le siège ? Technologie mise à part, dès lors que des échanges ont lieu avec des salariés français, le partage de la langue paraît un préalable. Afin de créer, en 2024, une plateforme services & operations pour ses salariés de sa zone nord-américaine – dont de nombreux Français –, Crédit Agricole CIB choisit ainsi Montréal et dote sa plateforme d’une gouvernance en ligne avec les lois du Québec sur la langue officielle et commune, le français.

La Roumanie fait figure, elle, de destination privilégiée en raison de la pratique courante du français. « La culture du français est encore importante en Roumanie, souligne Christophe Baniol, un ancien de Société Générale associé chez Circle Strategy, cabinet de conseil en stratégie. A l’époque communiste, c’était la deuxième langue étrangère étudiée après le russe. Il y a 15 ans, à la BRD (2e banque du pays, filiale du groupe, NDLR), la langue de travail était le français. La dimension linguistique n’est pas neutre, et toujours liée à l’histoire, comme au Maghreb ou en Afrique subsaharienne. »

L'approche est nécessairement différente en Inde. Le Société Générale Global Solution Centre (SG GSC), inauguré en 2000, y constitue une plateforme pour l’Asie-Pacifique et pour le développement off-shore de pratiques mondiales : l’anglais s’impose. C’est aussi le cas pour les Central Europe Technologies (CET) et South Europe Technologies (SET Iberia) de BNP Paribas Personal Finance (BNP PF), « avec parfois des compétences linguistiques en français, italien et espagnol en fonction des activités, relève Gilles de Wailly, directeur général adjoint lignes de services internationales de BNP Paribas Personal Finance, puisque ces centres servent l’ensemble des pays, en Europe et au Royaume-Uni ».

Une expertise reconnue

La langue n’est bien sûr pas la seule problématique. Loin de Paris, un centre de services partagés (CSP) doit avoir une certaine autonomie tout en conservant des normes élevées d’efficacité, faute de quoi le gain de la « délocalisation » serait faible. « Un centre d’expertise nécessite une gestion efficace afin de maximiser sa contribution et de surmonter les défis liés à la communication interne, à la gestion des ressources et au maintien d’une expertise de pointe », souligne un consultant en RH. A cet égard, le groupe BNP Paribas est rodé, puisqu’il a ouvert India Solutions, il y a 20 ans. Le groupe offre en ce moment près de 160 postes à Bangalore, Chennai et Mumbai. « En stimulant l’innovation et la croissance, nous exploitons le potentiel de plus de 10 000 employés », annonce BNP Paribas.

Quant aux 700 collaborateurs de CET et SET Iberia, salariés de BNP Personal Finance, répartis entre la Roumanie, l’Espagne et le Portugal, ils ont « des compétences ciblées, élevées en termes de qualification », explique Gilles de Wailly. Mais il faut bien différencier cette stratégie de la pure externalisation, qui conduira le groupe BNP Paribas à externaliser, en 2026, 500 collaborateurs de sa filiale belge BNP Paribas Fortis au sein d’une structure d’Accenture. D’abord parce que celle-ci porte sur « une fonction métier, dédiée aux clients, non pas de la gestion de notes de frais ou du KYC », pointe Christophe Baniol, ensuite parce que les collaborateurs sont sortis des effectifs, afin d’améliorer certains ratios financiers.

Une concurrence entre banques

Reconnues pour leur efficacité, grâce à un personnel bien formé, ces plateformes montent en gamme. « Elles finissent par devenir de vrais centres de création de valeurs et plus uniquement des plateformes de mutualisation, affirme Luc-Sorel Om, directeur général du cabinet de conseil Investance Partners. Cela dépasse la recherche de rentabilité pure. »

Mais les centres de compétences partagées rencontrent aujourd’hui une problématique bien connue des secteurs en tension : celle du recrutement et de la fidélisation. Ainsi, afin de séduire les candidats, Société Générale met en avant ses « valeurs », comme l’esprit d’équipe, l’innovation, la responsabilité, l’engagement envers ses clients et l’ESG. « Le groupe insiste aussi sur la sécurité et le prestige de sa marque, constate Christophe Baniol, mais l’objectif est de les fidéliser. » Et ce n’est pas si facile. « Sur des sites regroupant un grand nombre de centres, notamment des équipes IT off-shore comme à Mumbai ou Bangalore en Inde, la concurrence est féroce entre les banques européennes, les banques et éditeurs de logiciels américains », souligne Luc-Sorel Om.

Le turn-over est très important. Pour retenir les talents, la rémunération globale est un levier : « Le personnel est local, avec une grille de salaires dans la norme du pays, mais il est éligible au plan mondial d’actionnariat salarié », cite par exemple Christophe Baniol. Les avantages annexes sont également importants. « Une complémentaire santé est essentielle dans de nombreux pays, note Luc-Sorel Om. En Inde, la société est organisée autour de la famille : la mutuelle doit couvrir le couple, les enfants et même les parents du collaborateur. » La formation, surtout si elle est diplômante comme un MBA et délivrée en région parisienne, est aussi un outil de rétention.

Des collaborateurs à part entière

Pour être fidélisés, les salariés de fonctions support, certes délocalisées, ne doivent pas se sentir considérés comme des collaborateurs de second rang. Chez BNP PF, les CSP, à taille humaine, « sont animés à l’identique d’une autre filiale (accès intranet, points de proximité, visites régulières, etc.), assure Gilles de Wailly. Il en va de même pour les salaires, la formation et le développement de carrière, avec le programme “talents” par exemple ».

A l’heure de la digitalisation des fonctions RH, rapprocher ces filiales du siège est essentiel. « Les équipes, très internationales (17 nationalités) et jeunes (avec une moyenne d’âge de 34 ans), sont montées à l’origine par des collaborateurs des filiales locales, qui ont dès le début insufflé la culture d’entreprise, explique Gilles de Wailly. Une Française dirige le CET en Roumanie, un Brésilien le SET d’Europe du Sud. »

« C’est aussi une façon de faire émerger des rôles modèles parmi les salariés de différentes nationalités », estime Christophe Baniol. Pour autant, un Français expatrié est souvent le dirigeant, de même s’agissant du responsable finance et risques, tandis que, « pour les fonctions commerciales et non régaliennes, il y a des managers locaux ». La répartition des rôles est assez figée, surtout en Inde où « le système de castes constitue un frein à l’ascension sociale : travailler pour un groupe bancaire étranger permet souvent de le contourner, estime Luc-Sorel Om. Cependant, lorsqu’un salarié issu d’une équipe d’IT support accède à un poste de manager, il est fréquent qu’il considère avoir atteint le sommet de ce que sa caste lui permet ».

Cela ne simplifie pas l’impatriation des managers (leur prise de fonction en France), qui constitue pourtant un levier de rétention. Il est cependant très rare qu’un collaborateur de captives intègre un poste de dirigeant au siège. Un plafond de verre subsiste…

Une équipe à Paris, une à Lanzarote

« Travailler heureux » : Marie-Agnès Nicolet, fondatrice de Regulation Partner, a offert ce livre de Patrick Errard à sa cinquantaine de salariés. Son cabinet de conseil vient d’inaugurer des locaux rue de la Boétie et a aussi jeté l’ancre à Lanzarote, île des Canaries. Depuis la Covid-19, une équipe y développe la branche « logiciels » de ce spécialiste de la conformité bancaire et financière et des risques. A 3 h 30 d’avion de Paris, « pas de chauffage ni de climatisation ; des charges sociales moins lourdes, etc. se félicite-t-elle. En télétravail, que le salarié soit à Paris ou à Costa Teguise ne change rien ». Sur place, « tout le monde est content de se retrouver dans les locaux ». La dirigeante, elle, y passe cinq mois par an, par phases de quatre à six semaines. « En avril 2024, nous avons organisé le séminaire de l’entreprise à Lanzarote, en même temps qu’une conférence pour nos clients, explique la présidente. Des intervenants bancaires et fintechs avaient fait le déplacement ; des collaborateurs qui n’avaient pas pu nous rejoindre étaient en duplex à Paris ; un représentant de la Banque centrale européenne à Francfort. »

«»

L'info financière en continu

Chargement en cours...

Dans la même rubrique

Le DAF au cœur de la stratégie des entreprises sous LBO

Bras droit du dirigeant et interlocuteur privilégié du fonds, le directeur financier joue un rôle...

Le recrutement en M&A reprend des couleurs

Banques d'affaires comme entreprises devraient voir leur activité « fusions-acquisitions »...

Lutte contre la fraude : les entreprises créent des cellules dédiées

Ces dernières années, à la faveur de la digitalisation de l’économie et du développement des outils...

Voir plus

Chargement en cours...

Chargement…