Sociétés de gestion

Engagement actionnarial : un métier qui monte

Publié le 6 février 2024 à 8h30

Séverine Leboucher    Temps de lecture 11 minutes

Dialoguer avec les entreprises sur les enjeux environnementaux et sociaux, les inciter à progresser et, in fine, les soutenir – ou non – via le vote en assemblée générale : telles sont les missions des responsables de l’engagement au sein des sociétés de gestion. Des fonctions qui nécessitent toute une palette de compétences.

Les sociétés de gestion qui se veulent responsables le répètent à l’envi : désinvestir des entreprises qui ont de mauvaises pratiques ESG ne change pas la donne, c’est leur accompagnement en tant qu’actionnaires qui les aidera à progresser. Un accompagnement que les asset managers désignent sous le terme – inspiré de l’anglais – d’engagement. Il consiste à la fois en un dialogue régulier en coulisses avec le management des entreprises ciblées et une politique de vote publique, mûrement réfléchie, au moment des assemblées générales (AG). Une mission stratégique, à laquelle les sociétés de gestion n’hésitent plus à dédier des ressources : selon l’étude menée en 2023 par le cabinet de conseil britannique Redington, 55 % des asset managers interrogés – essentiellement anglo-saxons – allouent des effectifs à l’engagement. La France – pour laquelle aucune étude similaire n’existe – ne semble pas faire exception : la plupart des grandes sociétés de gestion actives dans l’Hexagone intègrent désormais des « responsables de l’engagement et du vote ».

«Les cursus des membres de mon équipe sont très variés, avec des professionnels qui viennent de la gestion, de la RSE ou qui ont une formation en politique environnementale.»

Michael Herskovich Global head of stewardship ,  BNP Paribas Asset Management

Des organisations variables

Il s’agit souvent d’une extension des prérogatives de l’équipe d’analystes ESG qui s’avère assez naturelle. « Chez Sycomore AM, l’engagement est une des composantes du métier d’analyste ESG : à travers notre analyse, nous identifions des axes d’amélioration que nous partageons directement avec l’entreprise », souligne Anne-Claire Imperiale, responsable de la durabilité chez Sycomore AM. Selon l’étude de Redington, les équipes ESG mènent ce type de mission dans 40 % des cas. Une charge qu’elles partagent toutefois très fréquemment avec les équipes de gestion. C’est notamment le cas des plus petites structures, dont les ressources spécifiquement affectées aux enjeux de durabilité sont limitées, mais aussi des plus grandes. « Amundi a fait le choix de ne pas séparer l’engagement de la recherche, car pour être pertinent dans le dialogue avec l’entreprise, il faut avoir une grande expertise de son activité et des enjeux de son secteur : c’est un continuum, fait valoir Caroline Le Meaux, responsable de la recherche ESG, de l’engagement actionnarial et de la politique de vote chez Amundi. Ce sont donc les analystes ESG, ainsi que les gérants et les analystes financiers qui mènent les actions d’engagement. »

Plusieurs acteurs majeurs ont toutefois choisi de structurer des équipes dédiées, au sein de leur département ESG, pour appuyer ces efforts collectifs. C’est le cas notamment de Candriam, qui affecte six collaborateurs à temps plein à ces missions. « Historiquement, les analystes ESG étaient seuls en charge du dialogue avec les entreprises mais, en 2016, nous avons décidé de créer un groupe pour piloter et coordonner ces activités, témoigne Sophie Deleuze, analyste senior ESG, engagement et vote chez Candriam. Ces missions ont en effet pris beaucoup d’importance au fil du temps : il ne s’agit plus simplement d’obtenir des informations supplémentaires de la part des entreprises mais bien de chercher à influer sur leurs pratiques. » Chez BNP Paribas Asset Management, une telle équipe existe aussi. « Elle s’est constituée ces cinq dernières années et compte désormais sept personnes, réparties entre l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie pour s’adapter aux subtilités des différents marchés », explique Michael Herskovich, global head of stewardship chez BNPP AM.

Un vocabulaire mouvant

Pour désigner le dialogue que nouent les investisseurs avec les entreprises qu’ils ont en portefeuille sur les sujets ESG, on utilise fréquemment le mot « engagement », qui, en anglais, a une signification plus large telle que « implication », « mobilisation » voire « combat ». Les Anglo-saxons, toutefois, ont d’autres termes pour qualifier ces missions. Ils parlent ainsi souvent de « stewardship », littéralement « le fait de prendre soin ». Un concept qui tend toutefois à également englober l’intégration des critères extra-financiers dans la gestion. Plus spécifique, l’expression « active ownership » est utilisée de plus en plus couramment : elle souligne qu’un investisseur responsable ne peut pas être un actionnaire passif, qui se laisse porter par les choix des agences de conseil en vote (proxy voting).

Une expertise ESG… entre autres

Des équipes qu’il a fallu recruter, en ciblant des compétences assez différentes de celles des purs analystes ESG. Si les deux missions demandent des profils d’experts, la nature de cette expertise s’avère sensiblement différente. « On est dans une logique de qualité plus que de quantité, estime ainsi François Humbert, lead engagement manager chez Generali Asset Management. Un responsable de l’engagement est amené, pour quelques émetteurs, à creuser certains sujets précis très en profondeur au sein du périmètre plus large couvert par les analystes ESG. » Dans le cas de Generali AM, ces efforts d’engagement ne concernent par exemple qu’une petite vingtaine d’entreprises, allant de l’énergéticien polonais, poussé à fermer des centrales à charbon, à une multinationale comme Bayer, critiquées pour sa stratégie autour du glyphosate. « Pour mener ces missions, il faut être curieux et avoir une grande capacité de travail, d’analyse et de compréhension d’enjeux environnementaux et sociaux spécifiques », confirme Michael Herskovich.

Des compétences juridiques peuvent également être un plus. « Elles sont indispensables lorsque l’action d’engagement s’inscrit dans le cadre réglementé des AG, observe Anne-Claire Imperiale. Il faut en effet maîtriser le cadre juridique précisant les conditions de dépôt d’une résolution d’actionnaires, tant sur le fond que sur la forme et le calendrier. » Historiquement, les profils juridiques apparaissaient ainsi comme les plus naturels pour mener ce type de missions, très axées sur les aspects de gouvernance. « Difficile de se passer d’un juriste dans l’équipe, pour répondre aux questions techniques », confirme Michael Herskovich, lui-même diplômé en droit des sociétés. Mais aujourd’hui, ce critère de recrutement tend à passer au second plan, les asset managers préférant externaliser ces tâches à des avocats spécialisés. « Les cursus des membres de mon équipe sont désormais très variés, avec des professionnels qui viennent de la gestion, de la RSE ou qui ont une formation en politique environnementale », poursuit Michael Herskovich. Des profils commerciaux ou issus du lobbying peuvent aussi présenter des atouts.

«Dans ces métiers, il faut savoir gérer des situations tendues, lors desquelles nos interlocuteurs peuvent basculer dans l’émotionnel, ce qui bloque le dialogue.»

Sophie Deleuze Analyste senior ESG, engagement et vote ,  Candriam

Des compétences relationnelles prépondérantes

Ainsi, davantage que des compétences techniques et académiques, ce sont des « soft skills », des aptitudes d’ordre comportemental, que recherchent prioritairement les sociétés de gestion pour mener ces missions d’engagement. Ouverture, écoute voire diplomatie sont ainsi des qualités considérées comme clés par l’ensemble des professionnels. « Lorsqu’on dialogue avec une entreprise, la question n’est pas de savoir qui a raison ou tort, mais de trouver l’angle qui la conduira à progresser, analyse Caroline Le Meaux. Il faut savoir s’adapter à son niveau d’avancement sur les sujets de durabilité, tout en restant ambitieux et pugnace vis-à-vis des efforts supplémentaires qu’on lui demande. » Un art de la négociation qui implique de développer un bon sens des relations humaines, pour établir une relation de confiance. « Il faut parfois faire preuve d’empathie, lorsque notre interlocuteur au sein de l’entreprise est lui-même convaincu par les évolutions demandées mais peine à faire passer le message en interne », observe Sophie Deleuze.

Il est ainsi essentiel que la personne qui mène ce dialogue se place dans une posture de partenaire, pas dans celle – qui serait plutôt l’apanage des ONG – d’opposant. « Il faut être convaincu de l’utilité d’agir sur le système financier actuel pour transformer notre économie vers un modèle plus durable », résume Anne-Claire Imperiale. Et être capable d’assumer certains cas de conscience. « Entre désinvestir et engager, le choix n’est pas simple : essayer de changer une entreprise de l’intérieur est une chose, mais il faut savoir jusqu’à quel point on est prêt à aller en restant actionnaire, observe Isabelle Mouret de Lotz, directrice executive search au sein du cabinet RH spécialisé dans l’ESG Birdeo. Cette limite varie d’une société de gestion à une autre, mais aussi d’une personne à une autre. La posture qu’implique l’engagement actionnarial nécessite une forme de maturité professionnelle et personnelle sur ces sujets de l’impact. »

Cet état d’esprit constructif ne doit toutefois pas occulter la nécessité de savoir faire face au conflit. Comme lorsque l’investisseur décide de porter sa discussion feutrée avec une entreprise sur le devant de la scène en déposant une résolution en AG. « Il faut savoir gérer des situations tendues, lors desquelles nos interlocuteurs peuvent basculer dans l’émotionnel, ce qui bloque le dialogue », prévient Sophie Deleuze, dont l’équipe a suivi l’an dernier une formation à la gestion des conflits grâce à l’analyse transactionnelle.

Un marché de l’emploi étroit

Ouvert mais combatif, expert mais curieux de tout, à l’aise avec le droit mais aussi la finance, la communication et la RSE… Le profil type du responsable de l’engagement actionnarial a tout du « mouton à cinq pattes » très difficile à trouver sur le marché de l’emploi. Par ailleurs, très peu de formations sont à la disposition des sociétés de gestion pour mettre à niveau les collaborateurs pressentis à ces postes. « L’ICGN (International Corporate Governance Network) a créé une formation non diplômante sur le stewardship », mentionne toutefois Michael Herskovich. Des difficultés de recrutement qui pourraient surtout affecter les asset managers se lançant tardivement dans l’engagement actionnarial.

Pour les autres, le renforcement des équipes ne semble en effet plus autant être une priorité. L’étude de Remington signale en effet que seuls 34 % des acteurs interrogés avaient procédé à des embauches sur ces postes en 2023, contre 80 % en 2022. « L’équipe a vocation à grossir mais pas à tripler de taille, observe Michael Herskovich. L’enjeu est aussi de faire monter l’ensemble des collaborateurs en compétences sur les sujets ESG. » Pour se développer davantage, ces métiers devront aussi parvenir à très clairement prouver leur légitimité au sein des sociétés de gestion. « Nous devons mesurer l’additionnalité de notre fonction, une sorte de “retour sur engagement”, pour justifier le temps alloué à cette activité », insiste François Humbert (lire Option Finance du 23 octobre 2023). Avec un impératif : ne pas se contenter de servir d’alibi aux gestions pour continuer d’investir dans des sociétés controversées.

Une multiplicité d’interlocuteurs

Si la mission première d’un responsable de l’engagement actionnarial est de dialoguer, les interlocuteurs auxquels il s’adresse sont variés. Au sein de l’entreprise ciblée, tout d’abord, il peut être face à un membre de l’équipe des relations investisseurs – parfois spécialisé sur l’ESG comme cela arrive de plus en plus fréquemment – mais aussi au management, voire aux administrateurs, surtout à l’approche des AG.

Toutefois, cette négociation débute souvent avant, au sein même de la société de gestion. « Une action d’engagement commence par un dialogue en interne avec l’analyste en charge de la société visée, signale François Humbert, chez Generali AM. Dans le cas de Bayer, par exemple, il a fallu trouver à quelles conditions la valeur pouvait redevenir éligible à l’investissement, ce qui implique de faire preuve de créativité. »

Enfin, faire de l’engagement conduit souvent à participer à des coalitions permettant de peser plus lourd face aux entreprises. Les interlocuteurs, dans ce cas, sont des investisseurs, parfois même des sociétés de gestion concurrentes qui ne partagent pas toujours exactement les mêmes objectifs. Une source de conflit potentielle qu’il faut également savoir désamorcer.

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