INTERVIEW - Bruno Lafont, P-DG de Lafarge

«Lafarge Holcim sera un grand groupe européen d’avant-garde»

Publié le 18 avril 2014 à 15h57    Mis à jour le 25 juin 2014 à 10h48

Propos recueillis par Valérie Nau

Pour clore le cycle d’interviews consacrées à ses 25 ans, Option Finance avait demandé à Bruno Lafont, le président de Lafarge, de livrer sa vision de la période. Fort d’un parcours à la fois opé- rationnel et financier au sein du groupe dont il a pris les commandes juste avant la crise, il était bien placé pour réfléchir à la façon dont l’environnement économique et financier avait pu être, au cours de ces années, une source de progrès ou de contraintes pour le développement des entreprises. Son analyse prend un nouveau relief avec l’annonce de la fusion de Lafarge et du groupe suisse Holcim, qui va créer le leader mondial du ciment.

Vous présidez depuis 2007 Lafarge, dont vous avez accompagné tout le développement puisque vous avez accompli l’ensemble de votre carrière dans le groupe. Quels changements majeurs ce dernier a-t-il connu en 25 ans ?

Bruno Lafont, président directeur général de Lafarge : Le changement le plus important concerne sans conteste l’internationalisation de Lafarge. Ce mouvement a démarré tôt puisque le groupe est implanté au Brésil et au Canada depuis plus de 50 ans. Il s’est accentué au cours des 25 dernières années et s’est véritablement accéléré depuis 7-8 ans. En 2009, un tiers de notre activité seulement était réalisé dans les pays émergents, contre 58 % à présent. Nous avons été précurseurs par rapport à d’autres industries car la production de ciment répond à un besoin élémentaire de logement et est essentielle au développement des villes. Avec l’électricité, c’est donc souvent parmi les premières industries à se développer dans un pays émergent.

Notre stratégie consiste à avoir le portefeuille géographique le plus équilibré possible, afin de bénéficier au maximum de la croissance partout où elle se trouve, tout en préservant un bon équilibre de risques. Ainsi, aucun pays émergent ne représente plus de 5 % de notre chiffre d’affaires global.

Le changement majeur à venir est bien entendu notre projet de fusion avec Holcim, qui créera un groupe à l’avant-garde des matériaux de construction avec une présence dans 90 pays, dont 70 pays émergents.

Le développement à l’international du groupe, dans un contexte plus général de mondialisation, a-t-il conduit une appréhension différente des risques ?

Bruno Lafont : Les questions que nous nous posons pour nous développer ne sont plus tout à fait les mêmes qu’il y a vingt ans. Auparavant, les critères d’investissement dans un pays se basaient essentiellement sur leur adhésion ou non au principe d’économie de marché, sur l’assurance que l’investissement étranger y était bienvenu, et qu’il était possible de rapatrier les fonds. Aujourd’hui, à ces problématiques, s’ajoutent des questions qui tournent en priorité autour de : comment accélérer la croissance de nos résultats, comment aller plus vite pour concevoir et vendre nos solutions innovantes sur nos marchés, comment répondre aux demandes locales avec nos connaissances globales. Notre centre de recherche à Lyon, le plus important au monde dans le secteur des matériaux de construction, nous a permis de réaliser un très grand nombre d’innovations depuis dix ans : nous avons déposé plus de 1 000 brevets, ce qui correspond à 150 familles d’inventions venues alimenter notre offre de produits nouveaux. Il faut réfléchir aux moyens d’accélérer ce processus afin de répondre chaque jour au plus près aux besoins de nos marchés.

Ces 25 dernières années ont été marquées par plusieurs crises financières, la dernière étant évidemment la plus violente. Quel en a été l’impact pour un groupe industriel comme le vôtre ?

Bruno Lafont : Nous avons traversé des crises sur pratiquement tous les continents, qu’il s’agisse des Etats-Unis au début des années 1980, du Mexique en 1994, de l’Asie en 1998, jusqu’à celle plus récente de 2008… A chaque fois, même si c’est un facteur de ralentissement temporaire ou ponctuel, cela s’est traduit chez nous par des améliorations de performance et des opportunités de croissance.

Les crises nous apprennent à réagir plus vite, à anticiper davantage, à mieux utiliser nos fonds : elles rappellent l’importance des principes de base d’une saine gestion. A ce titre, savoir manager en période de crise constitue une opportunité de faire la différence. Nous avons ainsi démontré chez Lafarge notre capacité à procéder à des désinvestissements dans de très bonnes conditions alors que la conjoncture n’était pas forcément très facile. Nous avons également réussi à gérer notre endettement alors que nos cash-flows avaient baissé du fait de la diminution de la demande dans les pays développés. Depuis sept ans, avant même le début de la crise, nous agissons en outre de manière continue sur nos coûts et sur l’amélioration de nos performances. Enfin, en plein milieu de la crise, nous avons ainsi lancé un grand programme d’innovation qui commence à donner des résultats. Le groupe s’est beaucoup transformé ces dernières années, et la crise nous a permis d’aller encore plus loin en ce sens.

Comment la finance a-t-elle accompagné le développement de Lafarge ?

Bruno Lafont : La finance est un élément essentiel dans la stratégie d’une entreprise et il est essentiel de pouvoir s’appuyer sur une politique financière clairement définie dans un monde aussi volatil que le nôtre. La finance sert à la fois à protéger ses actifs et à se développer. Dans le domaine des financements, beaucoup de progrès ont été accomplis : n’oublions pas que nous n’avons accès au marché obligataire que depuis seulement une vingtaine d’années ! Sans les marchés, nous n’aurions pas pu financer les acquisitions que nous avons réalisées. En parallèle, il est essentiel de conserver des lignes de crédit bancaires. On a vu pendant la crise financière récente que les marchés obligataires pouvaient se fermer brutalement et ne plus fonctionner pendant plusieurs mois. A l’époque, les banques prêtaient de leur côté plus difficilement, mais au moins nous pouvions compter sur des lignes de back-up confirmées.

La crise a, à ce titre, permis de révéler à quel point il est important de disposer d’infrastructures financières solides. La finance est un des éléments majeurs de la compétitivité. Pour bénéficier d’un coût du capital attractif, avoir accès à des financements diversifiés, sûrs et le moins coûteux possible, il est fondamental de pouvoir s’appuyer sur une place financière forte et un système bancaire performant. C’est le cas en France, où les banques ont dans l’ensemble fait preuve d’une bonne résistance ces dernières années.

Il faut souhaiter, dans cette perspective, que les pays émergents connaissent dans le domaine financier une évolution similaire à celle enregistrée par les places financières en Europe et aux Etats-Unis. Des marchés et des banques commencent à se développer dans ces pays, ce qui est positif également pour nous, entreprises, parce que des infrastructures financières solides permettent d’optimiser les coûts et d’améliorer la sécurité.

Il existe des modes sur les marchés financiers, comme le recours à l’effet de levier, les rachats d’actions… Est ce difficile d’y résister ?

Bruno Lafont : On n’est jamais tout à fait en ligne avec les attentes du marché, parce que ce dernier n’est pas forcément en phase avec les cycles de notre industrie. On peut ainsi avoir à certains moments des capacités excédentaires par rapport à ses besoins de développement. Nous avons fait à ce titre énormément de progrès en 25 ans, pour optimiser l’allocation de nos fonds. Cela suppose de réfléchir en amont à différentes questions : faut-il investir ou non, recourir à tel ou tel financement, rendre de l’argent aux actionnaires, à quel niveau faut-il fixer les dividendes, l’endettement, etc. ? Cette réflexion est au cœur de la politique financière de Lafarge. Mais évidemment, quand on décide de s’endetter pour investir, on peut difficilement anticiper qu’une crise majeure va survenir et faire chuter les cash-flows dans des pays réputés sûrs, au point de détériorer les ratios financiers du groupe.

Cela a été votre cas après le rachat d’Orascom Cement en 2008, qui a considérablement alourdi la dette du groupe. La crise vous a-t-elle conduits à modifier votre approche en termes de financement du développement ?

Bruno Lafont : Quand nous avons acheté Orascom Cement, nous avions prévu de retrouver rapidement notre ratio de dette sur Ebitda et les résultats de l’année 2008 étaient d’ailleurs bons. Mais sur les exercices 2009 et 2010, les marchés européens et américains se sont effondrés, entraînant une diminution très forte de notre Ebitda et la dégradation de nos ratios financiers.

Si cette situation était impossible à prévoir, elle incite à une plus grande prudence et à une diversification de nos risques entre un nombre suffisamment élevé de pays. Elle a été à ce titre un catalyseur d’évolution de notre portefeuille géographique. Elle n’a pas changé fondamentalement notre stratégie mais elle a permis d’accélérer encore son exécution. Le groupe devait mener à bien une transformation importante dans la mesure où il devait se reconcentrer sur deux ou trois métiers, et passer d’une exposition géographique orientée à 75 % sur les pays développés à une orientation résolument axée sur les pays émergents. Cette stratégie a été mise en œuvre, assez largement par des acquisitions, mais aussi par le biais d’investissements et par la construction de nouvelles usines. Nous avons pu vérifier à cette occasion que les nouveaux marchés sur lesquels nous avions investi ne s’étaient pas effondrés pendant la crise, ce qui confirmait l’intérêt de la réorientation du groupe vers ces derniers. Cela ne signifie pas que les marchés développés ne sont plus intéressants, mais ils ont démontré qu’ils étaient eux aussi volatils.

Ces 25 dernières années ont également connu une multiplication des réglementations dans de nombreux domaines : financier, comptable, environnemental, etc. Celles-ci constituent-elles un réel progrès ?

Bruno Lafont : Une régulation est efficace si elle repose sur de vrais fondements, et si la forme ne l’emporte pas sur le fond. C’est la substance qui compte. S’il s’agit uniquement de respecter des règles, la régulation ne sert pas à grand-chose. Quand on se préoccupe par exemple de développement durable, il faut avoir une attitude responsable. Chez Lafarge, nous publions par exemple depuis onze ans un rapport de développement durable et nous avons été parmi les premiers à le faire. Nous n’avons pas suivi une règle, nous l’avons appliquée avant même qu’elle existe. La régulation incite néanmoins à progresser. C’est le cas également en matière de gouvernance : on peut ne pas être d’accord avec toutes les recommandations dans ce domaine, mais les progrès sont synonymes de plus grande sécurité pour les actionnaires et pour l’économie en général.

Vous êtes l’un des rares dirigeants en France à vous être exprimé publiquement sur l’impact des normes comptables IFRS sur la stratégie des entreprises, en soulignant à la fois leur caractère positif mais aussi leurs limites. Comment jugez-vous ces normes aujourd’hui ?

Bruno Lafont : C’est important pour les investisseurs de savoir que nous arrêtons les comptes de manière rigoureuse avec une gouvernance très sérieuse. Cela a évidemment toujours été le cas dans le groupe, mais on peut toujours progresser dans ce domaine.

Plus généralement, la comptabilité doit refléter au plus près la réalité économique de l’entreprise. Elle a pour objectif de publier des comptes fidèles et sincères. Si des règles permettent d’être encore plus sérieux, rigoureux, on ne peut qu’y souscrire. Dans l’ensemble, on peut donc dire que les normes IFRS représentent sur le fond un progrès, coûteux, mais un progrès quand même.

Sur la forme, en revanche, il faut veiller à ne pas rendre les normes illisibles et à ne pas procéder à trop de changements trop régulièrement. Un des principaux reproches que l’on peut adresser aux normes IFRS, c’est qu’elles changent très souvent, ce qui donne le sentiment au sein des entreprises que le travail doit être refait en permanence. L’autre problème, c’est qu’il n’existe toujours pas de règles applicables mondialement. Cette hétérogénéité accroît encore une fois la masse de travail en interne pour l’établissement des comptes et ne favorise pas la lisibilité de ces derniers. Je consacre moi-même tout le temps nécessaire à la lecture de nos comptes, pour comprendre ce qu’il y a dedans et être capable d’en parler ! Il est toujours difficile d’établir des comparaisons entre groupes européens et américains et il faut dans bien des cas procéder à des retraitements comptables, ce qui complique la lecture des comptes.

La gestion du capital des entreprises cotées est elle aussi devenue plus complexe au fil des années avec l’apparition de nouvelles catégories d’actionnaires (hedge funds, fonds souverains, etc.) et la montée en puissance des investisseurs étrangers. Comment s’est traduite cette évolution chez Lafarge, dont l’actionnariat n’est plus qu’à 25 % français ?

Bruno Lafont : Ce qui a changé d’abord, c’est que les actionnaires ont plus de choix qu’auparavant. La taille des marchés a considérablement augmenté, présentant des schémas à la fois plus concurrentiels et plus volatils. Cela fait huit ans maintenant que nous publions des comptes trimestriels. C’est une bonne chose, non parce qu’il faut privilégier le court terme sur le long terme, mais parce que cela permet d’imposer une bonne cadence de rendez-vous avec les actionnaires, ainsi que de reporting et de contrôle à l’intérieur de l’entreprise.

Par ailleurs, l’actionnariat de Lafarge a effectivement beaucoup évolué au fil du temps. Notamment en raison de l’évolution technologique des marchés, qui a conduit à une intermédiation plus forte. Autrefois, on achetait des actions à l’unité, maintenant on achète des Sicav. Ce changement a été assez rapide et important en France et il a eu comme impact de détacher un peu l’actionnaire de son objet d’investissement, à savoir l’entreprise dans laquelle il investit. Mais au fond, les besoins des actionnaires sont toujours les mêmes : nous devons être créateurs de valeur.

Il serait souhaitable néanmoins que la France dispose d’une base de fonds propres plus importante. Si l’épargne des Français était davantage orientée vers les valeurs mobilières, cela serait positif pour les entreprises cotées qui verraient leur coût du capital s’améliorer. Je ne suis pas sûr qu’on ait fait tout ce qu’il fallait pour préserver cette base d’actionnariat en France, la soutenir, la motiver, et même la récompenser.

Quels sont les enjeux de l’économie française dans les années qui viennent ?

Bruno Lafont : Sur le plan général, la France a beaucoup d’atouts parmi lesquels on cite souvent la qualité de sa main-d’œuvre et de ses infrastructures. La France se situe au 5e rang mondial en termes d’équipement en infrastructures ; elles devraient être plus utilisées. Nous traversons une période difficile sur le plan du rapport compétitivité-coûts, qu’il s’agisse des coûts de financement, salariaux, énergétiques, etc. Il est important pour la France de procéder aux réformes nécessaires pour que l’investissement des entreprises redémarre. C’est aussi indispensable dans un monde où la concurrence fait rage. Même si nous sommes un groupe très international, la France compte beaucoup pour nous. Elle demeurera un pays important dans le nouveau groupe. En plus de notre présence en France à travers nos activités ciment, granulats et béton, une partie de nos fonctions centrales restera à Paris et notre centre mondial de R&D restera localisé à Lyon. Nous avons donc tout intérêt à ce que notre pays soit compétitif et en croissance.

Vous avez pris le marché de court en annonçant une fusion avec le groupe suisse Holcim. Quels ont été les éléments déclencheurs de cette décision ? Estimez-vous que Lafarge, malgré sa taille, aurait eu plus de difficultés à poursuivre son développement dans les années qui viennent s’il était resté seul ?

Bruno Lafont : Notre objectif est simple : nous voulons répondre aux enjeux de l’urbanisation dans les années qui viennent en contribuant à construire des villes meilleures. Actuellement le taux d’urbanisation dans le monde est de 50 % pour une population de 7,2 milliards de personnes. Il devrait passer à 70 % d’ici 2030 pour une population de 9 milliards de personnes. Le défi est immense. Notre mission, c’est de contribuer à construire des villes plus compactes, plus accueillantes, avec des logements plus connectés, des infrastructures plus durables, des constructions plus efficaces en termes de consommation d’énergie et plus belles. Pour y parvenir, nous devons conserver une dimension internationale performante, disposer des meilleures équipes pour tirer parti au maximum de toutes les innovations, et favoriser la culture de partage d’expériences.

LafargeHolcim va s’appuyer sur un ensemble industriel exceptionnel. Par l’addition de leurs forces, les deux groupes réunis offriront les meilleurs produits, les meilleures solutions et les meilleurs services dans le ciment, les granulats et le béton. Notre présence géographique sera globale, diversifiée et très équilibrée, nous permettant de bénéficier à la fois de l’accélération de la demande dans les économies à forte croissance et de la reprise dans les pays développés. Avec notre rapprochement, nous allons marier nos savoir-faire pour être plus innovants, plus inventifs et plus rapides.

Rolf Soiron a déclaré que «si nous n’avions pas créé ce champion mondial, c’est l’Europe qui aurait perdu». Pour devenir ou rester compétitif au plus haut niveau mondial, les groupes français doivent-ils raisonner maintenant en termes européens ?

Bruno Lafont : Lafarge a commencé son internationalisation il y a plusieurs décennies. LafargeHolcim sera un grand groupe mondial aux racines européennes. Le nouveau groupe bénéficiera également d’un poids important dans les pays émergents, qui devraient représenter environ 60 % de l’ensemble. Nous pensons que ce rapprochement est une occasion unique de création de valeur pour tous les actionnaires, les employés et les clients de nos deux groupes.

La fusion aurait-elle pu intervenir dans l’autre sens, Lafarge absorbant Holcim ? Les deux groupes sont financièrement assez proches, mais Holcim affiche toutefois un chiffre d’affaires, un résultat net et une capitalisation avant l’annonce de l’opération légèrement supérieurs. Ces éléments ont-ils joué dans le choix des modalités de fusion ?

Bruno Lafont : Toutes les solutions ont bien entendu été étudiées. Une offre publique d’échange lancée par Holcim sur Lafarge était la solution la plus rapide, la plus simple et la moins coûteuse.

Le siège du nouveau groupe sera maintenant en Suisse. Même si cette situation semble logique compte tenu du sens de la fusion, ne témoigne-t-elle pas néanmoins du manque d’attractivité de la France ?

Bruno Lafont : L’identité d’une entreprise ne se limite pas à sa domiciliation juridique. Avec LafargeHolcim, nous sommes en train de créer un grand groupe européen d’avant-garde, taillé pour la compétition mondiale, avec de solides racines en France et en Suisse. Ce mariage aura des conséquences positives dans les deux pays. Nous serons plus forts à deux qu’en étant seulement français ou seulement suisses. C’est aussi avec des projets de cette envergure que nous ferons gagner la France.

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