Alors que se développent les obligations de « compliance » dans l’entreprise, le lancement d’une enquête interne devient indispensable dès lors que toute situation potentiellement illégale (harcèlement, discrimination, corruption, fraude fiscale…) est détectée. Elle permet d’identifier et de faire la lumière sur les mauvaises pratiques afin d’y remédier et de limiter les dommages pour l’entreprise, d’un point de vue à la fois financier, juridique et réputationnel. La justice s’y intéresse notamment dans le cas d’une procédure de « plaider-coupable ». Si l’enquête n’est pas définie en tant que telle par la loi, il importe de respecter certains principes et certaines étapes et dans le déroulé des investigations.
« Le prix de la liberté, c’est la vigilance éternelle. » Cette citation de Thomas Jefferson pourrait inspirer la direction de l’entreprise à l’heure de mener une enquête interne, cette procédure par laquelle l’entreprise tire au clair une situation problématique d’un point de vue juridique, lorsque celle-ci est portée à sa connaissance par une personne physique (interne ou externe à l’entreprise) ou par une personne morale, par exemple une autorité comme le comité social et économique (CSE) de l’entreprise. « L’enquête interne concerne toute situation illégale qui se produirait au sein de la société, et qui causerait ou pourrait causer un éventuel préjudice, que ce soit à l’entreprise elle-même, au lanceur d’alerte ou à un autre groupe de salariés concernés », explique Myriam de Gaudusson, avocate spécialisée en droit social au sein du cabinet Franklin. Si la loi française ne définit pas ce qu’est l’enquête interne, des pratiques se sont imposées depuis une dizaine d’années à la faveur du développement de la compliance.
Pour l’entreprise, c’est un enjeu de responsabilité pénale. « L’enquête interne va de pair avec l’idée de révélation spontanée des faits, une pratique qui s’inspire du droit américain, indique Blanche Balian, avocate au sein de la pratique éthique, investigation, défense chez Stephenson Harwood. La spécificité de la loi française par rapport aux Etats-Unis, c’est que l’entreprise n’est pas tenue de signaler les faits qu’elle aura établis au cours d’une enquête interne. Toutefois, l’entreprise française peut se poser la question de l’opportunité de révéler elle-même les faits afin d’accéder aux outils de justice négociée. Cette démarche lui permet de trouver un accord avec le parquet notamment en cas de corruption, de fraude fiscale ou d’atteinte à l’environnement. » L’entreprise signe alors une convention judiciaire d’intérêt public et paie une amende dont le montant ne peut excéder 30 % de son chiffre d’affaires moyen annuel, calculé sur les trois exercices précédant le constat des manquements.
«Quand l’échéance d’une opération M&A se rapproche, une enquête interne permet d’anticiper les due diligences.»
Un dispositif introduit par la loi Sapin 2
Cette procédure de pourparlers entre l’entreprise et la justice a été introduite par la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016, qui cible les entreprises de plus de 500 salariés dont le chiffre d’affaires annuel atteint 100 millions d’euros (filiales comprises). L’entreprise évite ainsi une condamnation pénale qui signerait son exclusion des marchés publics. C’est cette loi dite « anti-corruption » qui a également créé le statut de lanceur d’alerte (renforcé par la loi Waserman en 2022), et l’obligation pour les entreprises de se doter de canaux de signalements internes. Si certaines ETI n’ont pas encore tous les bons réflexes, les grandes entreprises (GE) de plus de 5 000 salariés ont pris le pli. « Les grands groupes disposent souvent de leur propre dispositif d’alerte et d’enquête interne et s’en remettent volontiers à leur département des ressources humaines », précise Myriam de Gaudusson, qui a elle-même travaillé à l’élaboration du dispositif d’alerte et d’enquête interne de grands groupes comme Veolia ou Safran.
Quand elles ne confient pas cette responsabilité à leur département compliance, les GE disposent parfois d’« un département investigations qui fonctionne de manière autonome », pointe Blanche Balian. Cette indépendance se révèle précieuse au regard de la nature des dossiers traités. Les enquêtes internes se répartissent en deux catégories : d’une part les enquêtes sociales (qui concernent les cas de harcèlement moral et sexuel ou de discrimination) et d’autre part les enquêtes à caractère éthique et financier « pour les cas de corruption, fraude fiscale, violation des sanctions internationales, contrôle des exportations, etc. », détaille Blanche Balian. Ces enquêtes à caractère financier sont celles qui revêtent les plus gros enjeux économiques pour l’entreprise (voir encadré). « J’ai traité un dossier pour une société française qui avait obtenu des marchés publics à l’étranger, rapporte l’avocate. Elle menait une investigation sur des soupçons de corruption dans l’une de ses filiales à l’étranger. Les investigations ont totalement remis en cause la viabilité de la filiale, jusqu’à conduire à sa fermeture. »
Si la plupart des enquêtes internes répondent à une alerte, il existe d’autres raisons moins graves de procéder à ce type d’exercice. Dans la perspective d’une opération de fusion-acquisition (en anglais M&A) imminente, les entreprises peuvent être tentées de prendre les devants. « Quand l’échéance d’une opération M&A se rapproche, une enquête interne permet d’anticiper les éventuelles questions qui se poseront dans le cadre des due diligences, souligne Blanche Balian. Ces dernières servent souvent d’argument pour assainir des pratiques jugées douteuses. » Selon l’avocate, les entreprises entament toutefois rarement cette démarche en l’absence totale d’alertes ou de signalements antérieurs. Le recours à l’enquête interne leur permet non seulement de faire la lumière sur les faits, mais également de prendre d’éventuelles mesures disciplinaires ou techniques (licenciement, contrôles renforcés, etc.). Ainsi, l’entreprise évite de compromettre l’opération de M&A en cours et se protège.
Des enquêtes internes pour motif financier plus difficiles à mener
Si le développement des enquêtes internes reflète une meilleure prise en compte des cas de harcèlement au travail, les investigations pour malversations financières sont pourtant tout aussi nombreuses en 2024. « Dans les 10 dossiers d’enquête interne que je traite tous les ans, la moitié concernent des problématiques financières, déclare Myriam de Gaudusson, avocate spécialisée en droit social au sein du cabinet Franklin. Ces enquêtes-là sont plus complexes et donc plus difficiles à mener. Non seulement l’analyse des données financières est plus longue parce que les entreprises font intervenir leurs experts-comptables et leurs auditeurs, mais l’analyse juridique qui en découle est aussi plus technique. » Selon l’avocate, ces enquêtes financières sont deux fois plus longues que les autres. Elles durent en moyenne deux à trois mois, mais ne coûtent pas nécessairement beaucoup plus cher. « Le prix d’une enquête interne financière est légèrement plus élevé que celui d’une enquête à caractère social (c’est-à-dire pour harcèlement ou discrimination), affirme-t-elle. Il faut compter en moyenne 30 000 euros. » Sa consœur Blanche Balian, avocate au sein de la pratique éthique, investigation, défense chez Stephenson Harwood, confirme cet écart. Tandis qu’une petite enquête relevant du droit social peut coûter seulement 10 000 euros, une enquête à caractère financier présente un coût plus aléatoire, prévient-elle. A l’image des dossiers de contentieux, tout dépend du litige. Le coût d’une enquête financière découle ainsi de la nature des allégations et des risques induits pour l’entreprise.
Des étapes à respecter et un processus à clarifier
Puisque l’enquête interne vise à protéger l’entreprise, elle doit être incontestable tant sur la forme que sur le fond. « Chaque entreprise est libre de la manière dont elle mène ses enquêtes internes puisqu’il n’existe pas de définition légale, rappelle Myriam de Gaudusson. En revanche, le déroulé d’une enquête interne doit suivre un process défini dans une note d’entreprise. Si l’entreprise ne dispose pas de ce document, elle devra définir le cadre de l’enquête dès le début de l’opération, afin d’éviter que les conclusions ne soient remises en cause par un juge ou un avocat adverse. » La question se pose ensuite de savoir qui mène l’enquête. « Dans un grand groupe, vous avez le responsable des enquêtes internes, qui travaille avec le DRH en cas de harcèlement ou avec le directeur financier s’il s’agit de malversations, pointe Myriam de Gaudusson. En l’absence d’un tel profil, l’entreprise doit veiller à respecter le principe d’impartialité. » Les enquêteurs ne peuvent être à la fois juges et parties.
Une fois le cadre de l’enquête défini, l’enquêteur doit définir la situation problématique. C’est l’étape du recueil des informations, qui peut s’avérer très longue. « Dès que l’entreprise dépasse le seuil de 50 salariés, il faut s’attendre à une durée minimale d’un mois, assure Myriam de Gaudusson. Tout en sachant qu’une enquête interne dure en moyenne trois à quatre mois. » Le recueil des données inclut un volet informatique, puisqu’il s’agit d’analyser le contenu de téléphones portables (appels et SMS, messageries instantanées, etc.) et d’ordinateurs (courriels, disque dur, etc.) à une époque où les outils de communication sont démultipliés. « En tant qu’avocats, nous pouvons nous retrouver avec des millions de documents à revoir, relève Blanche Balian. Nous les analysons avec des logiciels spécialisés reposant sur du machine learning et nous avons recours à des prestataires externes en cas de besoin. » Au sein de sa pratique, Myriam de Gaudusson traite ainsi jusqu’à une dizaine de dossiers d’enquête interne par an.
Cette étape de recueil d’information conduit ensuite à une série d’entretiens avec les différentes parties impliquées : le plaignant, le mis en cause, les témoins, etc. Afin d’aider les entreprises, l’Agence française anticorruption (AFA) a publié en 2023 la dernière version de son guide à destination des entreprises qui décident de mener une enquête interne. « L’entreprise doit trouver un équilibre entre d’un côté sa volonté d’approfondir ses investigations pour trouver des preuves qui confirment les faits allégués, et d’un autre côté le respect des droits des salariés, avertit Blanche Balian. L’entreprise n’a pas de pouvoirs de police et elle doit veiller à respecter la vie privée de ses salariés. » En outre, conseille l’avocate, il est dans l’intérêt de l’entreprise de préserver « une certaine discrétion et de faire preuve de délicatesse », sans quoi elle pourrait manquer aux principes d’objectivité (qualifier les faits) et de proportionnalité, qui commandent d’adopter des mesures disciplinaires adaptées à la faute commise et conformes au droit du travail.
«Le rapport d’enquête est un document fondamental, qui servira d’assise pour toute action contentieuse ultérieure.»
Un outil de prévention des risques financiers et réputationnels
Le respect de ces étapes permet d’aboutir à la bonne qualification juridique des faits et à la rédaction d’un rapport d’enquête qui rend compte des actions menées. « Le rapport d’enquête est un document fondamental, qui servira d’assise pour toute action contentieuse ultérieure, insiste Myriam de Gaudusson. Et compte tenu du coût que représente une enquête interne, entre 10 000 et 30 000 euros en moyenne, les entreprises les gardent précieusement. » Mais les enquêtes internes ne constituent pas juste une source de coûts pour les entreprises : elles représentent aussi un outil de maîtrise des risques, nécessaire dans la conduite d’une activité économique. En effet, « les grandes entreprises sont parfois la cible de l’activisme d’associations ou d’ONG qui ciblent leur activité à l’étranger, note Blanche Balian. L’enquête interne permet aux grands groupes de se montrer proactifs et de moins s’exposer aux risques de responsabilité juridique et financière mais aussi aux risques réputationnels ». De quoi éviter les polémiques qui ternissent la réputation et impactent le cours de Bourse.