Les grands laboratoires sont déstabilisés par l’expiration des brevets de leurs médicaments vedettes. Leur modèle économique basé sur ces «blockbusters» est mis en cause. Les directeurs financiers du secteur tentent d’accompagner ce bouleversement. Restructurations, plans sociaux et externalisation de la recherche sont à l’ordre du jour.
La pression monte sur les grands laboratoires pharmaceutiques. Les brevets de leurs médicaments vedettes, surnommés «blockbusters» car ils réalisent plus d’un milliard de dollars de chiffre d’affaires, tombent un à un dans le domaine public. Or, lorsque le brevet qui protège un médicament expire, ce traitement peut alors être concurrencé par des génériques, c’est-à-dire des copies bien moins onéreuses. Ce qui entraîne une chute spectaculaire des ventes du produit d’origine, souvent de l’ordre de 80 % en quelques mois.
C’est ce qui vient d’arriver au Diovan, l’antihypertenseur phare de Novartis, qui réalisait près de 6 milliards de dollars de chiffre d’affaires dans le monde avant que ses brevets n’expirent aux Etats-Unis et en Europe. «Le chiffre d’affaires du Diovan a reculé de 80 % au profit des génériques, en France, depuis que son brevet y est parvenu à échéance, il y a un an», constate Marc Fournier, directeur des comptabilités et du reporting chez Novartis Pharma France. Le groupe suisse, qui figure parmi les premiers laboratoires mondiaux, est plus d’autant plus sous pression qu’un autre de ses «blockbusters», l’anti-cancéreux Glivec, doit également tomber dans le domaine public à partir de 2015.
Au-delà de Novartis, la plupart des laboratoires sont confrontés à cette problématique, et à la redoutable concurrence des génériques. Le Français Sanofi a vu ses brevets expirer sur son médicament vedette, l’anti-coagulant Plavix l’an dernier aux Etats-Unis, et se prépare à la tombée dans le domaine public de l’antidiabétique Lantus en 2015. Le Viagra et l’anti-cholestérol Lipitor de l’américain Pfizer, qui était le médicament le plus vendu au monde avec 11 milliards de dollars de chiffre d’affaires, sont désormais copiés. Le Britannique AstraZeneca est quant à lui confronté à la perte de brevets sur une série de grands médicaments, dont l’anti-ulcéreux Nexium depuis 2013, et l’anti-cholestérol Crestor en 2016. «Tous les grands laboratoires souffrent ou vont souffrir de l’expiration de brevets sur leurs médicaments phares. L’essentiel de l’impact se fera sentir entre 2012 et 2015», estime Patrick Biecheler, associé en charge de la pharmacie chez le cabinet de conseil Roland Berger. Au total, 230 milliards de dollars de ventes seraient menacées entre 2013 et 2018 par l’arrivée à échéance de brevets, selon un rapport du cabinet de conseil Evaluate Pharma.
La fin d’un modèle
Le modèle du secteur est ébranlé. «Le modèle économique de l’industrie pharmaceutique qui était basé sur les blockbusters, et de grosses structures de marketing et de recherche, est remis en cause par l’expiration des brevets sur ces médicaments et par la difficulté des laboratoires à leur trouver des successeurs pour assurer la relève», souligne Loïc Plantevin, responsable du pôle santé au cabinet de conseil Bain & Company. En panne d’innovation, les grands laboratoires ont du mal à découvrir de nouveaux traitements à fort potentiel de ventes, à débusquer de nouveaux blockbusters, sur fond de baisse de productivité de leur recherche. Il faut dire que nombre de pathologies de masse, telles le cholestérol ou l’inflammation, sont déjà soignées et ne nécessitent pas de nouveaux traitements. Parallèlement, les réglementations se sont durcies. Les autorités européennes et américaines sont devenues plus exigeantes en matière de sécurité et d’efficacité de nouvelles molécules. Enfin, elles sont aussi plus réticentes à rembourser à des prix élevés des médicaments, parfois très similaires.
Baisses de prix, déremboursements, et mesures en faveur des génériques sont désormais à l’ordre du jour, en Europe et aux Etats-Unis. Dans un tel environnement, les résultats financiers des laboratoires s’érodent, et la donne a changé pour leurs directeurs financiers. Eux, qui n’avaient, jusqu’au début des années 2000, qu’à entériner des chiffres d’affaires qui croissaient à deux chiffres, sont confrontés à des ventes en berne. Chez AstraZeneca par exemple, qui est frappé de plein fouet par la concurrence des génériques, le chiffre d’affaires monde a baissé de 9 %, à 18,87 milliards de dollars, et le résultat opérationnel de 23 %, à 6,4 milliards de dollars, au cours des neuf premiers mois de 2013. De son côté, au cours de la même période, Sanofi a affiché un recul de 7,3 % de son chiffre d’affaires, à 24,494 milliards d’euros, et de 26,7 % du résultat opérationnel, à 6,83 milliards d’euros.
Réduire les coûts
Déstabilisés, les laboratoires tentent désormais de se réorganiser, pour réduire leurs coûts. Dans ce nouveau contexte, le directeur financier joue souvent un rôle plus stratégique qu’auparavant. «Alors que durant les années fastes, le directeur financier était souvent considéré comme la cinquième roue du carrosse, il est désormais sur le devant de la scène, sur fond de réorganisation. Il n’y a plus une seule décision importante à laquelle je ne sois associé, et qui ne soit désormais soumise à un objectif de profitabilité», témoigne l’un d’eux. «Nous jouons un rôle clé pour accompagner les mutations en cours, pour faire comprendre à nos collaborateurs qu’on ne peut plus lancer un médicament à n’importe quel coût, comme avant, et qu’il faut désormais tenir compte d’impératifs financiers», souligne Didier Collin, directeur financier chez AstraZeneca France.
Chez tous les laboratoires, les budgets sont dorénavant suivis avec beaucoup plus d’attention, et des plans d’économies sont à l’ordre du jour. Novartis vient par exemple d’annoncer un programme d’économies de 1,7 à 2,3 milliards d’euros. «Nous réalisons des économies dans toutes les filiales, en mutualisant nos achats auprès des fournisseurs, et en rationalisant nos productions dans les usines. Par exemple, une partie de notre usine de Huningue, en Alsace, a été cédée au façonnier Delpharm», indique Marc Fournier, directeur des comptabilités chez Novartis Pharma. Les plans d’économies s’accompagnent en général de restructurations et de plans sociaux, souvent pilotés par les directeurs financiers.
Depuis quelques années, les annonces de suppressions de postes se succèdent, partout dans le monde, sur fond d’érosion du chiffre d’affaires. En 2013, l’Américain Merck a annoncé la suppression de 8 500 emplois dans le monde, et la restructuration de deux usines françaises. La direction d’AstraZeneca a déclaré son intention de supprimer plus de 5 000 emplois d’ici 2016.«En quatre ans, nous avons mené pas moins de trois plans sociaux en France. Tous les laboratoires se réorganisent actuellement, et les visiteurs médicaux sont majoritairement affectés», souligne Didier Collin, d’AstraZeneca.
Externalisation de la recherche
Cependant, la recherche n’est pas épargnée. Sanofi a ainsi décidé de supprimer 900 postes en France d’ici 2015, dont environ 200 dans la recherche et développement avec la réorganisation de son site de Toulouse. La raison ? Les laboratoires misent désormais moins sur de grosses structures de recherche, en interne, jugées trop coûteuses. Là aussi, le modèle est en train de changer. «Pour retrouver de la créativité, et renflouer leur portefeuille de médicaments, les laboratoires externalisent de plus en plus leur recherche, en multipliant les partenariats avec les sociétés de biotechnologies, les universités, et les start-up. L’innovation se fait de plus en plus hors des grands laboratoires», souligne Loïc Plantevin, de Bain & Company.
Sanofi multiplie ainsi les accords avec des sociétés de biotechnologies. Ces partenariats s’accompagnent souvent d’injections de capital, à l’instar de l’investissement de 700 millions de dollars que le groupe français vient de réaliser dans la «biotech» américaine Alnylam. Ils peuvent même mener à des acquisitions, tel l’achat de Genzyme en 2011. Sanofi a toutefois souhaité que Genzyme conserve une certaine autonomie au sein du groupe. En se tournant vers des structures innovantes pour regarnir leur «pipeline», les groupes pharmaceutiques se développent aussi vers des médicaments plus ciblés, dits produits de spécialités.
«Il s’agit d’une évolution de taille pour les laboratoires. Car contrairement aux grandes molécules chimiques qui visent un marché de masse, tel le cholestérol, les produits issus de la biotechnologie et de la biologie ciblent souvent une pathologie bien particulière, qui concerne moins de personnes, telle l’hémophilie par exemple. Prescrits par des médecins spécialistes, les produits de spécialités sont vendus à moins de personnes, mais leur prix est en revanche plus élevé», estime David Schilansky, directeur administratif et financier chez DBV Technologies, une start-up spécialisée dans les traitements contre les allergies alimentaires. On est loin du modèle du blockbuster. Or, d’ici 2018, plus de la moitié des ventes de médicaments seront issues des biotechnologies et de la biologie, selon un rapport d’Evaluate Pharma.
En attendant, face à la multitude de produits en phase de recherche dans les sociétés de biotech et dans les start-up, toute la difficulté pour le directeur financier est d’évaluer leur potentiel. Dans quelle entreprise investir aujourd’hui pour mettre la main sur un traitement qui sera commercialisé avec succès demain ? Connaissance scientifique et connaissance financière s’imbriquent ici étroitement. Au-delà des biotechnologies, certains groupes cherchent aussi à se diversifier vers d’autres marchés.
Novartis qui s’est développé dans l’automédication songerait à s’y renforcer, en négociant avec Merck l’acquisition de son activité de médicaments sans ordonnance, en échange de sa division de santé animale, selon Bloomberg. Le groupe suisse a également décidé de grandir… dans les génériques, tout comme Sanofi. Il est désormais le numéro 2 mondial des génériques, derrière Teva, selon un classement d’Evaluate Pharma. «Cela permet d’amortir l’impact de l’expiration des brevets. Quand un de nos médicaments tombe dans le domaine public, les ventes de notre filiale de génériques Sandoz augmentent mécaniquement», souligne Marc Fournier, de Novartis Pharma. Le laboratoire conserve ainsi une part du chiffre d’affaires de la molécule d’origine.
Enfin, tous les groupes pharmaceutiques mettent le cap sur les pays émergents, où la consommation de médicaments augmente bien plus fortement qu’en Europe ou aux Etats-Unis. «Tous les laboratoires se développent en Chine, en Indonésie, au Vietnam, pour soutenir leur croissance, en volume», note Patrick Biecheler, associé chez Roland Berger. Mais, dans ces pays, le droit des brevets n’est pas aussi protecteur qu’en Occident, ni les systèmes de santé aussi développés. Là aussi, les laboratoires sont en quête d’un nouveau modèle.
Les biotechs françaises se tournent vers les fonds américains
Lever des fonds. Telle est la priorité des directeurs financiers des sociétés de biotechnologies. Car si elles sont de plus en plus courtisées par les grands laboratoires, ces sociétés demeurent en général très fragiles financièrement. «A l’instar des autres directeurs financiers du secteur, je dois gérer et trouver des financements pour une société qui n’a pas de revenus récurrents», explique Catherine Moukheibir, senior advisor finance chez Innate Pharma, une société de biotechnologies française spécialisée dans l’immuno-oncologie. Pour cela, il leur faut séduire les investisseurs privés et publics, les convaincre de leur potentiel de croissance. «Nous devons démontrer l’intérêt de notre recherche, le potentiel de son marché, et notre capacité à nouer un partenariat avec un laboratoire», souligne-t-elle.
D’où un intense travail de communication qui est de plus en plus mené aux Etats-Unis. «Nous passons beaucoup de temps en roadshow auprès d’investisseurs, notamment américains», indique Catherine Moukheibir. Durant deux ans, elle a parcouru les Etats-Unis avec son PDG, pour rencontrer des investisseurs potentiels, de New York à Boston et San Francisco. Leurs efforts ont été récompensés. Le 20 novembre dernier, Innate Pharma a levé 20,3 millions d’euros, dans le cadre d’un placement privé auprès de fonds américains, dont OrbiMed, QVT et Redmile.
Mi-novembre, DBV Technologies, une start-up française spécialisée dans les allergies alimentaires, a également réussi à boucler un placement privé de 29,9 millions d’euros aux deux tiers auprès de fonds américains, dont JP Morgan Asset Management. «Les roadshows aux Etats-Unis auprès des investisseurs américains sont devenus essentiels, car ils disposent d’importants capitaux et de fonds spécialisés en santé. Ils ont une très bonne connaissance de notre activité», souligne David Schilansky, directeur administratif et financier de DBV Technologies. Grâce à ce placement, la société va disposer de suffisamment de trésorerie jusqu’en 2016.
Les chiffres clés du secteur
- Sur le marché français, le chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique devrait reculer de 1,9 % en 2013 par rapport à 2012, selon les prévisions du Leem, l’organisation professionnelle des entreprises du médicament. Ce chiffre d’affaires a déjà baissé de 2 % en 2012, à 27 milliards d’euros, par rapport à 2011, sous l’effet de l’envolée des génériques, de baisses de prix, et d’un tassement des prescriptions.
- Les exportations françaises de médicaments se sont élevées à 25,3 milliards d’euros en 2012, progressant de 4,8 % par rapport à 2011.
- L’emploi dans le secteur devrait reculer de 2,1 % en 2013, passant sous la barre des 100 000 salariés en France, pour la première fois depuis dix ans. Plus de 2 600 suppressions de postes ont d’ores et déjà été annoncées pour 2013. - La France compte 254 entreprises industrielles spécialisées dans l’industrie du médicament. On recense également 250 entreprises consacrées aux biotechnologies.