L’essor de la finance « verte » et une meilleure prise en compte des données environnementales et sociales dans le pilotage des investissements conduisent les directions financières et les directions du développement durable à collaborer de plus en plus. Toutefois, les deux mondes peinent encore à s’accorder sur certains sujets.
En mars et novembre 2021, Séché Environnement, groupe actif dans le traitement des déchets, réalisait ses deux premières émissions obligataires à impact d’un montant cumulé de 350 millions d’euros. Ces opérations constituaient, alors, les premières incursions de l’entreprise dans la finance durable ; surtout, leur préparation amorçait le rapprochement de deux chevilles ouvrières de la société : la direction financière et la direction du développement durable. « Il y a encore un an, ces deux entités travaillaient en silos, reconnaît Baptiste Janiaud, directeur administratif et financier. Nos deux émissions ont changé la donne : pour la première fois et durant plusieurs mois, nous avons dû œuvrer de concert afin de définir les objectifs environnementaux sur lesquels leurs coûts allaient être indexés. » Si la direction du développement durable de Séché Environnement, assistée du cabinet Carbone 4, a sélectionné des objectifs de réduction de l’empreinte carbone du groupe, la direction financière s’est assurée qu’ils étaient compatibles avec sa trajectoire financière.
La collaboration entre ces deux directions devient de plus en plus fréquente dans beaucoup d’entreprises. A l’exemple de Séché Environnement, l’essor des obligations vertes, sociales, durables, et autres crédits à impact, y a largement contribué. « Les premiers travaux conjoints de la direction financière et de la direction du développement durable remontent à 2017, année de l’émission de notre green bond inaugural », corrobore Victoire Aubry, membre du comité exécutif d’Icade en charge des finances, des systèmes d’information et de l’environnement de travail. Au lendemain de l’accord de Paris, la mise en place ou l’amendement par les entreprises de stratégies « bas carbone » sous la pression des investisseurs, tout comme la multiplication des contraintes réglementaires liées au reporting de l’information extra-financière – à commencer par l’instauration de la déclaration de performance afférente (DPEF) en 2017 – ont également joué à plein. « Contrairement au reporting RSE qu’elle a remplacé, la déclaration de performance extra-financière est un véritable outil de pilotage stratégique qui recense les risques environnementaux et sociaux auxquels est confrontée chaque société, et qui répertorie tous les moyens opérationnels et pécuniaires alloués à leur prévention, constate Raphaël Bauer, directeur administratif et financier de Tarkett. Son élaboration mobilise par conséquent toutes les fonctions de l’entreprise, y compris la direction financière. » Au sein de ce groupe, la rédaction de la DPEF est effectivement confiée à un contrôleur de gestion ESG chargé de soumettre ses travaux au responsable du développement durable et de l’innovation et au responsable du contrôle financier, placé sous la supervision du DAF.
«En 2021, nous avons mis en place une méthodologie qui nous permet d’évaluer, en sus de sa rentabilité, l’empreinte carbone de chacun de nos investissements. »
Une taxe carbone factice
Avec le temps, la relation entre les deux directions a largement dépassé le cadre de ces événements ponctuels. Dans un nombre croissant de sociétés, le tandem pilote désormais main dans la main des chantiers opérationnels. « En 2021, nous avons mis en place une méthodologie qui nous permet d’évaluer, en sus de sa rentabilité, l’empreinte carbone de chaque investissement ainsi que son incidence sur la biodiversité », précise Baptiste Janiaud. A compter de 2019, la direction du développement durable et la direction financière de Tarkett se sont impliquées, pour leur part, dans le déploiement d’un vaste programme de recyclage des matières premières utilisées par le groupe. Elles ont poussé plus loin leur collaboration en 2021 avec la mise au point d’une nouvelle méthode de calcul du coût des investissements incluant, notamment, une taxe carbone factice. « Nous avons fixé le coût de cette charge supplémentaire virtuelle à 250 euros par kilowatt/heure consommé, un prix délibérément plus élevé que celui du marché, mais qui nous contraint à être vigilant avant chaque décision d’allocation », explique Raphaël Bauer. Après prise en compte de ce critère, le spécialiste des revêtements a récemment renoncé à lancer un vaste chantier de réorganisation de trois de ses sites industriels en Europe de l’Est. « Un chantier rentable du point de vue financier, mais trop peu responsable sur le plan écologique », souligne le directeur financier.
De plus en plus de directeurs financiers et de responsables du développement durable doivent joindre par ailleurs leurs efforts pour justifier publiquement les orientations de leur entreprise. « En 2021, mon collègue et moi-même avons participé conjointement à une cinquantaine de rencontres avec des investisseurs sous la forme d’investors days ou de roadshows, raconte Baptiste Janiaud. Nos parties prenantes et le marché sont devenus tellement attentifs aux enjeux de durabilité qu’il n’est plus possible d’aborder ces rencontres à travers le seul prisme financier. » Cette représentation prend parfois d’autres contours. Depuis quelques années, Hilary Maxson, directeur administratif et financier de Schneider Electric, intervient par exemple dans le cadre de plusieurs organisations internationales fédérant de grandes entreprises autour des enjeux durables, à l’instar de l’UN Global Compact ou du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD). « Ces prises de parole, qui nécessitent une intense préparation, mobilisent activement notre tandem », indique Gilles Vermot-Desroches, corporate citizenship senior vice president au sein du groupe.
«Sur la base d’une évaluation commune, notre entreprise a récemment renoncé à réorganiser certains de ses sites industriels. »
Des organes ad hoc
La collaboration du duo repose, nécessairement, sur le dialogue. Le comité exécutif ou de direction se prête souvent à ces échanges, parfois au prix d’aménagements organisationnels. « Avant 2020, les questions environnementales et sociales étaient portées, auprès des principaux cadres d’Icade, par trois responsables de départements différents, détaille Victoire Aubry. Depuis, une directrice de la RSE et de l’innovation a été nommée et constitue l’interlocuteur de référence sur ces questions. » Les directeurs financiers et du développement durable débattent, de surcroît, dans des organes ad hoc. Chez Séché Environnement comme chez Tarkett, le comité d’investissement se réunit toute l’année à raison d’une à deux fois par semaine. Dans d’autres structures, des comités stratégiques d’orientation RSE, constitués parfois de dizaines de parties prenantes externes, s’assurent périodiquement de la mise en œuvre de leurs stratégies environnementales et sociales. Bien souvent, le binôme y est aux premières loges.
Toutefois, cet élan commun achoppe encore sur des obstacles, dont le moindre n’est pas l’incompréhension. « A dire vrai, nos équipes continuent de s’apprivoiser, reconnaît Victoire Aubry. La technicité des sujets traités, tout comme l’évolution perpétuelle des cadres réglementaires, ne simplifie pas toujours ce processus. » En outre, il arrive fréquemment que les buts poursuivis par les deux directions diffèrent significativement. « Le critère du “payback”, cher aux financiers, s’impose souvent au détriment des considérations environnementales et sociales », déplore un responsable ESG. Enfin, les normes en vigueur ne contribuent pas toujours à rapprocher les deux mondes. « Les directeurs du développement durable militent depuis plusieurs années pour l’instauration, à l’échelle de toute l’économie et plus seulement au titre d’expérimentations isolées, d’une comptabilité dite “triple capitaux” qui tiendrait compte de critères de performance financiers, environnementaux et humains, explique ce même responsable. Je sais par expérience que les directeurs financiers s’y opposent, car ils jugent le chantier trop complexe à mettre en œuvre. » En novembre 2021, le Collège des directeurs du développement durable (C3D), l’Orée et l’Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises (Orse) ont publié un guide sur le sujet afin, justement, d’ouvrir un espace de dialogue au sein des entreprises.
De nouvelles perspectives avec le reporting taxonomie
- La collaboration entre directeurs financiers et directeurs du développement durable s’apprête à prendre un nouveau tour après l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2022, du reporting taxonomie. Un document dans lequel les entreprises de plus de 500 salariés et qui réalisent plus de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires devront identifier la part de leurs revenus, de leurs Capex et de leurs Opex, alignés sur les critères du cadre normatif défini par l’Union européenne. « A l’automne dernier, nos deux services ont constitué une équipe bipartite chargée de glaner les informations qui alimenteront ce rapport, indique Victoire Aubry, membre du comité exécutif d’Icade en charge des finances, des systèmes d’information et de l’environnement de travail. Ce dernier paraîtra en même temps que notre document d’enregistrement universel (URD). »