Avec la sortie de crise, la forte reprise des recrutements profite à plein aux chasseurs de têtes spécialisés dans la finance. Malgré la montée en puissance des réseaux sociaux professionnels, ils ont su conserver leur clientèle en misant sur leur solide carnet d’adresses et sur l’accompagnement des candidats à haut potentiel, tout en adaptant leurs méthodes de travail aux possibilités offertes par les nouvelles technologies.
Alors que les Etats-Unis sont confrontés à un phénomène inédit de « grande démission », les chasseurs de têtes français ne connaissent, pour leur part, pas la crise ! Qu’il s’agisse de trouver le directeur financier d’une ETI, le gérant d’un nouveau fonds ou encore le directeur de la trésorerie d’un grand groupe du CAC 40, les cabinets de recrutement profitent, sur tous les segments de la finance, d’un marché de l’emploi particulièrement dynamique. « Nous assistons actuellement à des niveaux records d’activité », souligne Véronique Bréchet, principal chez Lincoln, cabinet dans lequel la finance représente 60 % des recrutements.
Globalement, le secteur suit une tendance croissante depuis plusieurs années. « Malgré des périodes plus difficiles, notamment à la fin des années 2000 lorsque les banques recrutaient moins, la demande des entreprises est soutenue depuis toujours, souligne Caroline Golenko, associée chez Boyden. Même lors des crises, les sociétés continuent de recruter, et l’année 2020 l’a confirmé. » Bien que l’activité ait été moindre du fait de la crise sanitaire, les recrutements au sein des directions financières et des établissements financiers sont repartis dans le courant de l’année 2021 et se poursuivent cette année. « Les salariés ont pris du recul et sont nombreux à vouloir changer d’entreprise, voire de trajectoire professionnelle », constate Caroline Golenko. Dans ce contexte, le marché est beaucoup plus favorable aux candidats qu’aux entreprises. « Les financiers, quels que soient le poste et le niveau d’expérience, sont très sollicités actuellement, poursuit Caroline Golenko. Ils sont nombreux à être contactés par plusieurs recruteurs en même temps, ce qui allonge la durée des processus. Ils peuvent également négocier des salaires plus élevés qu’auparavant. »
«Dès qu’il s’agit d’un poste stratégique, de niche ou difficile à pourvoir, les entreprises continuent de faire appel à nous.»
Trois grandes catégories de cabinets
A Paris, une quarantaine de cabinets se disputent cette nouvelle manne en finance. Si le secteur reste atomisé, il se structure néanmoins en trois grandes catégories d’acteurs (voir tableau) : cinq grands cabinets internationaux qui se concentrent principalement sur la chasse de dirigeants – les big 5 du recrutement, baptisés les « Shrek » pour Spencer Stuart, Heidrick & Struggles, Russel Reynolds, Egon Zehnder et Korn Ferry ; des boutiques françaises, s’adressant aux dirigeants, mais aussi à des profils de middle management et senior ; et une dizaine de cabinets de plus grande taille associant approche directe et publication d’annonces, recrutant tous types de profils, même juniors. Enfin, quelques chasseurs de têtes indépendants, travaillant avec une poignée de clients, complètent le marché.
Dans l’ensemble, les acteurs qui « comptent » sur chaque segment se connaissent donc bien : « lorsque nous sommes sollicités pour un nouveau mandat, nous nous retrouvons régulièrement face aux mêmes cabinets travaillant sur les mêmes domaines d’expertise que nous », témoigne Pierre Nicolle, directeur spécialisé en asset management chez Haussmann Executive Search.
«Les entreprises commencent de plus en plus à nous contacter pour que nous leur présentions des femmes pour des postes de directrice financière, par exemple. »
La digitalisation des outils de recrutement
Paradoxalement, les professionnels de la chasse de têtes ne semblent pas avoir souffert de la montée en puissance des réseaux sociaux professionnels tels que LinkedIn, ni de la digitalisation des outils de recrutement, en plein essor. Des logiciels utilisant l’intelligence artificielle ont en effet été développés ces dernières années pour permettre aux entreprises de trouver des profils sur des bases de données de CV. L’Apec a de son côté récemment créé son propre outil de tri de CV pour les entreprises. « Avant, les entreprises venaient vers nous pour avoir accès à notre réseau, à notre base de données, rappelle Michael Obadia, fondateur du groupe Upward. Aujourd’hui, avec LinkedIn, elles ont le même niveau d’information que nous. » A tel point que plusieurs groupes se sont dotés de leur propre cellule de recrutement interne, composés d’anciens chasseurs de têtes.
Une partie de l’activité traditionnelle s’en est certes trouvée affectée. « Avec la progression des outils d’intelligence artificielle, la valeur ajoutée des chasseurs de têtes sur les poste de middle management est moindre qu’auparavant », remarque Alexandra Proniewski, chasseuse de têtes indépendante.
Cependant, cette nouvelle forme de concurrence n’a pas entraîné de réelle perte de clients. « Les sociétés font toujours autant appel aux cabinets de recrutement, poursuit Michael Obadia. Mais elles sont beaucoup plus exigeantes, veulent les meilleurs profils du marché, dans des délais beaucoup plus courts qu’auparavant, et les missions sont plus difficiles. » En outre, celles-ci se concentrent encore plus sur des recherches haut de gamme. « Dès qu’il s’agit d’un poste stratégique, de niche ou difficile à pourvoir, les entreprises continuent de faire appel à nous », souligne Véronique Bréchet. L’encadrement croissant des processus de recrutement favorise en effet le recours à un prestataire extérieur. « Auparavant, lorsqu’un groupe avait repéré un candidat à promouvoir en interne pour rendre la succession de son directeur financier, il ne faisait pas forcément appel à un chasseur de têtes pour le mettre en concurrence avec un profil externe à l’entreprise, remarque Diane Segalen, fondatrice de Segalen + associés. Maintenant, c’est de plus en plus le cas. » De même, la modification du cadre légal a fait évoluer les recrutements en faveur des femmes. « La loi Rixain impose, à compter de 2027, un quota de 30 % de femmes parmi les cadres dirigeants et les membres des instances dirigeantes, qui passera à 40 % en 2030, souligne Caroline Golenko. Les entreprises s’y préparent dès maintenant et commencent de plus en plus à nous contacter pour que nous leur présentions des femmes pour des postes de directrice financière, par exemple. »
«Les entreprises nous sollicitent de plus en plus pour notre capacité à prendre de la hauteur, ce qui les conduit parfois à recruter des profils différents de ceux recherchés initialement. »
Des bases de données avec des milliers de profils
Pour satisfaire cette nouvelle demande, les cabinets ont constitué d’importantes bases de données, avec parfois des dizaines de milliers de profils, bien avant l’essor des réseaux sociaux professionnels. « Nos bases sont principalement complétées au fur et à mesure de nos rencontres avec les candidats, mais également par le biais de recherches que nous faisons sur les sites Internet et sur LinkedIn », détaille Corinne Oremus, directrice générale de Vendôme Associés. Les informations présentes sur ces bases sont beaucoup plus précises que celles auxquelles chacun a accès sur LinkedIn. « Nous y recensons les CV entiers des candidats et complétons ces informations par d’autres éléments échangés lors des entretiens », poursuit Corinne Oremus.
Conscients de l’importance de ces fichiers, les chasseurs de têtes investissent d’ailleurs pour améliorer encore leurs recherches. « Début 2021, nous avons commencé à mettre en place un outil qui nous permet d’automatiser la sélection des candidats les plus pertinents pour le poste recherché, indique Véronique Bréchet. Cette solution nous permet de faire ressortir automatiquement une centaine de profils. »
Des attentes qui évoluent du côté des entreprises comme des candidats
- Les chasseurs de têtes observent depuis quelque temps une évolution dans les attentes des entreprises et des candidats sur les postes à responsabilités.
- Les premiers se focalisent sur les « soft skills ». « Alors qu’avant, les entreprises attendaient sur un recrutement d’un dirigeant financier 50 % de compétences techniques et 50 % de soft skills, désormais ce rapport penche favorablement en faveur des soft skills à 80 %, constate Alexandra Proniewski, chasseuse de têtes indépendante. En effet, les entreprises cherchent de plus en plus des candidats en forte adéquation avec la culture de leur groupe et d’excellentes compétences relationnelles et de communication. »
- Les candidats quant à eux s’intéressent de plus en plus à leurs conditions de travail. « D’autant plus depuis le début de la crise sanitaire, les candidats sont dans une recherche croissante de sens et de bien être au travail, souligne Alexandra Proniewski. La différence est flagrante. Ils veulent avoir un vrai intérêt à exercer leur métier chaque jour, et s’y sentir bien. Le salaire ne suffit plus. »
Des qualités relationnelles indispensables
La force des cabinets de recrutement ne repose cependant pas que sur ces bases de données. L’humain reste primordial dans cette profession. Les chasseurs de têtes préfèrent, à ce titre, n’entrer en contact qu’avec un nombre limité de clients et de financiers, pour ensuite garder un contact régulier avec eux. « Côté clients, je pilote en moyenne quatre à cinq mandats de recrutement en même temps, soit une trentaine par an, indique Pierre Nicolle. En parallèle, je rencontre environ 250 candidats par an, dans le cadre d’une mission ou à titre général. » Ces relations de confiance leur permettent ainsi d’enrichir leur réseau. « Nous suivons la période d’essai et nous nous assurons que tout se passe bien entre l’entreprise et le talent récemment recruté, ajoute Véronique Bréchet. Plus généralement, nous sommes régulièrement en contact avec les talents que nous suivons. Nous les conseillons dans leur choix de carrière et construisons avec eux leur parcours professionnel sur la durée. Ce rôle d’agent que nous jouons auprès de nos talents tout au long de leur parcours professionnel est très vertueux, nous pouvons par exemple les solliciter pour savoir s’ils connaissent quelqu’un qui pourrait être intéressé par une de nos recherches. Nous sommes également à leurs côtés pour les aider à adresser leurs enjeux RH et managériaux. »
Leurs qualités relationnelles doivent leur permettre de cibler les bons profils plus facilement. « Nous savons susciter l’intérêt des talents, les faire se questionner, mesurer leur adéquation au poste ainsi qu’à son environnement et évaluer leur motivation, estime Véronique Bréchet. Par ailleurs, lorsque les talents entrent en contact avec nous, ils savent que, si le poste pour lequel nous les sollicitons ne leur convient pas (secteur d’activité, gouvernance, taille ou valeurs d’entreprise…), nous serons en mesure, à court ou moyen terme, de leur proposer une autre opportunité plus en adéquation avec leurs envies. C’est un élément de différenciation fort avec les recruteurs en entreprise. Le rapport qui s’installe entre le consultant en recrutement et le talent est plus franc et transparent. »
Les chasseurs de têtes sont aussi bien placés pour comprendre les attentes des entreprises. « Notre profession tend à se spécialiser vers du conseil sur les hauts profils. Les entreprises nous sollicitent de plus en plus pour notre capacité à prendre de la hauteur, à avoir une vision à 360° sur leur écosystème et pour notre connaissance du marché, constate Alexandra Proniewski. Par exemple, j’ai récemment proposé à un de mes clients qui avait une position tranchée sur le profil de son futur directeur financier un candidat au profil différent de celui auquel il pensait mais qui correspondait en tout point à son environnement et qui a finalement été recruté. La connaissance précise de mon client, sa culture et son fonctionnement m’ont permis de l’orienter et de redéfinir avec lui les contours du poste ainsi que ses besoins et attentes. »
Un mode de facturation en question
Une forte valeur ajoutée sur laquelle les chasseurs de têtes se basent pour justifier le coût assez élevé de leurs missions. Leur commission représente en effet en moyenne 30 % de la rémunération annuelle brute du candidat recruté. La facturation s’effectue en trois étapes. « Nous facturons un tiers du montant au lancement de la mission, un tiers lors de la présentation de la short-list de candidats, puis le dernier tiers lors de la signature du contrat de travail du candidat », précise Caroline Golenko.
Des niveaux que les entreprises tentent de plus en plus de négocier. Plusieurs cabinets, notamment ceux procédant à des recrutements par annonce et certains nouveaux acteurs sur le marché, font ainsi évoluer les modes de facturation. Ils demandent un premier acompte représentant un tiers de la commission, puis facturent le reste une fois le candidat embauché. D’autres proposent même une facturation au succès. Pour l’instant, les plus anciens sur le secteur résistent à cette pression, estimant qu’il vaut mieux refuser des missions plutôt que de risquer de les brader. Les « agents de talents », comme certains se qualifient eux-mêmes, veulent voir leurs services être rémunérés en conséquence... même si, contrairement au cinéma, dans la chasse de têtes, la commission va au-delà de « dix pour cent ».