Dominée traditionnellement par des ingénieurs et donc avant tout par des hommes, l’industrie du paiement, en pleine mutation, tente de casser le moule forgé dès les écoles en favorisant des parcours atypiques. Une opportunité que des femmes saisissent. Certaines, à des postes de responsabilité, contribuent à faire évoluer la situation.
C’est une industrie à part entière, avec des investissements massifs, des innovations et une concurrence forte. Comme d’autres, l’industrie des paiements repose sur des entreprises spécialisées (Visa, Stripe, Paypal, etc.), des infrastructures techniques (réseaux, terminaux, applications, protocoles de sécurité), des régulateurs et normes (dont la directive européenne DSP3). Ce n’est pourtant pas tout à fait une industrie comme les autres. « L’industrie des paiements évolue rapidement, rassemblant des mondes très différents – la finance, la technologie, la cybersécurité ou encore l’expérience utilisateur. Cette diversité de métiers et de compétences ouvre la voie à des parcours très variés et contribue à une meilleure représentativité globale, y compris en termes de genre, constate Martina Weimert, directrice générale de l’Initiative européenne des paiements (EPI). C’est une richesse pour notre secteur. »
Alors que, domination des ingénieurs oblige, les femmes y étaient jusqu’à maintenant peu représentées, certaines s’y font actuellement une place et mettent tout en œuvre pour l’ouvrir plus largement à d’autres. Bien sûr, elles ont leurs réseaux. Le European Women Payments Network (EWPN) fête ses 10 ans en 2025. « Les femmes continuent de défier les normes et de s’aventurer dans des industries auparavant considérées comme dominées par les hommes », déclare cette communauté qui « les inspire, les responsabilise et les guide dans le secteur des paiements afin de les aider à réaliser leur plein potentiel individuel et à se positionner pour une plus grande réussite personnelle ». Financi’Elles, Women in Payments, Club des femmes de la fintech, Femmes de la tech (ex-StarHer), le collectif de femmes de la tech The Circle ou le groupe de travail (GT) European Women Payments Forum créé au sein du France Payment Forum par son président, Hervé Sitruk : les réseaux de femmes dans les paiements sont finalement aussi variés que les acteurs du secteur. « L’objectif de notre groupe est d’encourager les femmes à travailler dans le secteur des paiements, qui rencontre des difficultés de recrutement et ne devrait pas se priver de la moitié de la population », explique Hélène Roizin, qui co-anime (avec Fanny Rodriguez) le groupe de travail « femmes » du France Payment Forum. Banques, fintechs, commerçants, prestataires techniques, etc. : les acteurs et métiers sont divers, en tension, à la recherche de profils atypiques, souvent internationaux : cela ouvre des occasions nouvelles à la gent féminine. Lors de la dernière rencontre du European Women Payments Forum, plusieurs femmes occupant des postes à haute responsabilité dans le paiement revendiquaient le fait d’avoir pris des risques. « La prise de risque est rarement associée aux femmes en raison de facteurs culturels qui les poussent traditionnellement à choisir la sécurité, note Hélène Roizin. Cependant, la plupart des membres du groupe estiment avoir pris des risques, et elles en sont fières. »
Des parcours variés
La prise de risque commence parfois par les études. « Filles et mathématiques : lutter contre les stéréotypes, ouvrir le champ des possibles », rapport officiel de février 2025, montre que les étudiantes sont trop peu nombreuses dans les filières scientifiques, ce qui les prive « d’un accès à des métiers plus rémunérateurs » et prive également la société de « l’apport d’ingénieures, de chercheuses et d’innovatrices ». L’industrie des paiements ne fait pas exception en matière de stéréotypes de genre. « Nos métiers sont souvent techniques, à mi-chemin entre l’industrie et l’informatique, et nous connaissons les mêmes défis d’attraction des femmes que les écoles d’ingénieurs », explique Gabrielle Bugat, PDG de Giesecke+Devrient (G+D) ePayment, un groupe mondial de technologies de paiement et de sécurité. Diplômée des Mines ParisTech, Gabrielle Bugat a débuté chez Schlumberger Smartcards (Axalto), a rejoint G+D en 2017 et en a gravi les échelons : depuis 2023, elle dirige 4 000 collaborateurs répartis dans plus de 20 pays. Mais il n’y a pas de parcours-type.
« Selon les formations, les femmes qui travaillent dans l’industrie des paiements ont souvent commencé leur carrière dans des domaines tels que le parcours client, la finance, le juridique, le commerce, et parfois la technique. Cela démontre qu’il n’est pas nécessaire d’avoir fait une école d’ingénieurs pour trouver sa place dans ce secteur », pointe Hélène Roizin qui a pour sa part suivi des études d’informatique avant d’intégrer une start-up spécialisée dans les terminaux de paiement. Aujourd’hui, elle dirige Kishib, une regtech qu’elle a créée. Fanny Rodriguez, qui co-anime le European Women Payments Forum, est juriste de formation. Elle a travaillé à la Société Générale avant de passer côté fintech. Elle est actuellement directrice des opérations (COO) chez Fintecture et vient d’être nommée présidente de l’Association des établissements de paiement (AFEPAME). Parmi les nominations récentes, Barbara Sessa, directrice générale de Mastercard France, est titulaire d’un diplôme en économie bancaire et d’un MBA en marketing digital. Laetitia Dorla, qui vient d’être recrutée par l’EPI, est diplômée d’un DEA marketing et stratégie à Dauphine ; elle a intégré le groupe Cora comme responsable de la carte de fidélité et de paiement, puis a évolué vers le groupe La Poste et La Banque Postale, et ensuite au sein du GIE Cartes Bancaires (CB)…
«Dans un secteur encore majoritairement masculin, le fait d’être une femme à un poste de leadership peut avoir un impact positif.»
Des femmes clés
Martina Weimert s’est, elle, formée à Science Po et Assas, a envisagé une carrière de diplomate et débuté dans le conseil. Se considère-t-elle comme un « role model » ? « Pas spontanément, dit-elle, mais je suis consciente que, dans un secteur encore majoritairement masculin, le fait d’être une femme à un poste de leadership peut avoir un impact positif, pour la représentation féminine au sens large comme l’empowerment des plus jeunes générations. Si cela contribue à renforcer la visibilité des femmes dans l’industrie et à encourager d’autres profils féminins à envisager des responsabilités similaires, j’en suis honorée. » Même s’il n’existe pas de statistiques du fait même de l’hétérogénéité du secteur. De fait, « dans les conseils d’administration, en particulier des fintechs, et les métiers techniques, les femmes sont très peu représentées », estime Hélène Roizin. Dans les start-up de la finance spécialisées, c’est démontré (lire l’encadré). « C’est pourquoi il est important de continuer à déployer des actions pour féminiser ces secteurs, insiste Gabrielle Bugat. Cela passe par la représentation des femmes lors d’événements, de prises de parole en public ou dans les médias, de campagnes de recrutement, mais aussi par la sensibilisation des jeunes filles dans les écoles. Sans cette représentation, les jeunes femmes peuvent difficilement se projeter. »
Si G+D compte des femmes à des postes clés – directrice projet Amériques, patronne R&D Asie ou cheffe monde de l’offre matériaux – un quart seulement de ses managers sont des femmes. « Historiquement, le secteur financier s’en sort mieux que les entreprises industrielles grâce à des politiques de ressources humaines délibérées, reconnaît Gabrielle Bugat. De nombreuses banques sont cotées en Bourse et disposent d’un indice ESG et d’un ratio femmes-hommes de référence. »
Chez BPCE Payment Services, sur les quatre membres de la direction générale, deux sont des femmes ; cinq femmes au total sont au comité de direction (Codir), qui compte 13 membres, tandis que les leaders (manager leader, project leader, expert leader) sont des femmes à 43 %, dans une structure à 47 % féminine. Les outils pour tendre à l’égalité professionnelle femmes/hommes se développent depuis 2024 : 12 jeunes femmes de moins de 35 ans mentorées par des membres du Codir, et 20 autres par des top leaders du pôle, en mai 2025. Par ailleurs, BPCE a conclu un partenariat avec une association qui œuvre à la mixité dans l’informatique et le numérique pour les filles issues des quartiers prioritaires dès la 4e, Becomtech.
A la direction des paiements de La Banque Postale, ce sont 60 % des collaborateurs qui sont des femmes, et plus de 42 % des cadres stratégiques et dirigeants : le dernier recrutement-clé améliore encore ce score mais « nous regardons le mérite et le talent d’abord, car cela doit rester l’élément essentiel », souligne Adriana Saitta qui en a pris la tête en 2023. De plus, il s’agit en priorité de valoriser les talents internes à La Banque Postale. Enfin, sur les axes les plus importants (plan développement des talents, plan de succession de postes clés, etc.), « nous avons toujours et par défaut, bien en évidence, le taux de présence féminine », explique cette Italienne de naissance, qui a travaillé pour Intesa SanPaolo, en Italie, en Croatie et en France. Se sent-elle valorisée ou reconnue comme « role model » ? « La réponse est décidément oui, s’exclame-t-elle, et en même temps ma réponse est à lire en tenant compte de la situation spécifique de LBP où deux tiers du directoire et du comex sont des femmes, une situation bien évidemment exceptionnelle en France. J’ai donc également accès à des “role models” moi-même. »
Les start-up lentes au démarrage
Certes, les Nickel, Quonto ou Lyra, ces start-up de la finance (fintechs) spécialisées dans les paiements, sont présentes dans les salons et forums étudiants, mais elles ne semblent guère séduire les jeunes femmes. « Les entreprises en démarrage n’ont pas atteint la maturité nécessaire : elles se focalisent sur leur croissance », plaide Mikaël Ptachek, président de l’Observatoire de la fintech – qui a sélectionné pour Option Finance 15 fintechs du paiement, les plus importantes en chiffre d’affaires, levées de fonds et effectifs : celles qui sont cotées ont des obligations légales et des moyens de mixité plus importants. Toutefois « les stéréotypes de genre dans la finance et la tech ont la vie dure, déclare Bintou Diallo, experte RH à l’Observatoire de la fintech. Pour les postes techniques (CTO), financiers (CFO) et les directions des opérations (COO), les femmes sont absentes. Il n’y a pas non plus de fondateurs ou dirigeants (CEO) au féminin. Nous observons que les femmes ont plutôt tendance à jouer la sécurité, en allant vers de grandes entreprises. » Y a-t-il des passerelles des métiers du paiement en grande entreprise vers des fintechs ? « La seule exception, regrette Mikaël Ptachek, est sans doute Claire Calméjane qui a quitté le groupe Société Générale pour prendre la présidence de Foundever, une scale-up de l’IA. Mais les “role models” nécessitent une politique RH, voire des quotas, afin d’encourager d’autres femmes à adopter des stratégies plus offensives. » Une prise de risque mesurée.