L'analyse de Jean-Florent Rérolle
Actionnaires/parties prenantes : une union sacrée
L’ampleur de la crise économique provoquée par la
Covid-19 rend les besoins d’investissement encore plus titanesques que ce que l’on imaginait. Le financement du Green Deal de l’Union européenne constituait déjà un défi considérable. Le coût de la reconstruction économique exige désormais une mobilisation sans précédent des acteurs financiers, et plus particulièrement des actionnaires, si l’on veut éviter un financement monétaire excessif.
Et pourtant, tout semble fait pour les décourager !
Pour n’avoir pas su empêcher l’aggravation des inégalités sociales et géographiques ou enrayer les changements climatiques, et supposé dominé par l’égoïsme à court terme des actionnaires, le système capitalisme ne cesse d’être remis en cause. La solution est alors toute trouvée : il faut remplacer la logique actionnariale par une logique partenariale. C’est l’interprétation faite par certains du rapport Notat-Senart qui a donné naissance à la loi Pacte.
Cette vision, qui repose sur l’idée que ce qui est donné à l’un est pris à l’autre, est archaïque et contre-productive. Elle ne correspond pas à la réalité des marchés, qui valorisent en fait le long terme (depuis 2005, 40 % en moyenne de la valeur des entreprises françaises s’explique par des flux de trésorerie qui seront générés au-delà d’une période de dix ans) et tiennent compte des performances ou des risques extra-financiers. L’intégration ESG et l’engagement actionnarial sont deux tendances lourdes dans la gestion d’actifs. Elles ont des répercussions très positives sur les entreprises, car elles les poussent à perfectionner sans cesse leur stratégie RSE.
Vouloir privilégier les partenaires de l’entreprise au détriment des actionnaires est aussi un mauvais calcul. Nous sommes tous à la fois des consommateurs, des employés, des contribuables, des épargnants et des futurs retraités ! Nous avons besoin de croissance, et donc d’investissement pour nos emplois et notre niveau de vie. De nombreuses recherches montrent que, à long terme, il existe une corrélation entre la valeur actionnariale et la valeur sociale.
L’heure est donc à la réconciliation des intérêts des partenaires de l’entreprise avec celui de leurs actionnaires.
Plusieurs approches sont susceptibles de pacifier leurs relations :
- Théorisée par Jensen, l’«enlightened shareholder value» considère que la valeur actionnariale ne peut être maximisée sur le long terme qu’à condition que l’entreprise serve correctement ses partenaires. La maximisation de la valeur actionnariale demeure l’objectif final, et la valeur sociale est un sous-produit de cette logique.
- La «shared value» de Michael Porter consiste à rechercher une création de valeur qui bénéficie également à la société. L’objectif n’est plus le profit, mais la valeur partagée. La responsabilité des entreprises est de trouver les moyens de créer de la valeur économique tout en s’efforçant de générer de la valeur sociale.
- La troisième approche est celle d’Alex Edmans, présentée dans un livre récent : «Grow the Pie1». Pour ce professeur de finance de la London Business School, la raison d’être de l’entreprise n’est pas le profit mais la maximisation de la valeur sociale. En créant de la valeur pour ses partenaires, les entreprises créent aussi de la valeur à long terme pour leurs actionnaires. La valeur actionnariale est le sous-produit de la valeur sociale.
Quelle que soit l’approche, la croissance de la valeur dépend de la matérialité stratégique de la politique ESG. Une politique ESG même ambitieuse, mais non matérielle, n’apporte aucun avantage et peut même conduire à une moindre performance. Du point de vue de l’investisseur, cette matérialité doit être définie en fonction d’un objectif clair et univoque : maximiser la valeur financière à long terme de l’entreprise (ce qui se traduira à terme dans le cours de Bourse), objectif cohérent avec la valeur sociale. Elle doit s’appuyer sur une compréhension fine des éléments clés de la valeur, financiers et non financiers, ce qui suppose une bonne dose d’empathie actionnariale. Elle doit viser l’amélioration des avantages concurrentiels, la résilience du business model et l’efficacité de l’allocation du capital.
Au bout du compte, les initiatives ESG retenues doivent résulter d’un arbitrage en faveur de celles qui sont les plus proches de la proposition de valeur de l’entreprise et qui ont un impact évident et démontré sur sa rentabilité et son risque. L’extra-financier doit être soumis à la même discipline que le financier. La valeur économique et sociale tout comme la confiance des actionnaires en dépendent.
1. Alex Edmans, «Grow the Pie: How Great Companies Deliver Both Purpose and Profit», Cambridge University Press, mars 2020.
Jean-Florent Rérolle est maître de conférences à Sciences Po et membre du comité éditorial de Vox-Fi (DFCG)
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