Banalisons l’ESG !

Publié le 24 mars 2023 à 12h11

Jean-Florent Rérolle    Temps de lecture 4 minutes

Sous la pression croissante des investisseurs, des analystes, des banquiers et même des clients ou des fournisseurs, les dimensions ESG (environnement, social et gouvernance) sont devenues incontournables pour les directeurs financiers. Elles le seront toujours plus avec les multiples réglementations qui vont entrer en application tant en Europe que dans le reste du monde.

Cependant, l’effervescence à laquelle nous assistons ne doit pas faire illusion. Comme le note Alex Edmans dans son récent livre1, l’ESG n’est qu’un élément d’un phénomène plus vaste et bien connu : la montée en puissance des incorporels. Cette remise en perspective est essentielle. Elle permet tout d’abord de rappeler que la valeur d’une entreprise se calcule non pas sur la base de ses résultats comptables, mais sur celle de ses flux de trésorerie futurs. Dans ces conditions, la fidélité des clients, l’engagement des collaborateurs, la fiabilité des partenaires, la réputation de la marque, la conduite sociale et politique de l’entreprise sont autant de facteurs déterminants pour les actionnaires.

Il ne devrait pas y avoir, selon Edmans, d’opposition entre les tenants du capitalisme actionnarial et ceux du capitalisme partenarial. Le fameux article de Milton Friedman, tant cité à défaut d’avoir été lu jusqu’au bout, reconnaissait l’importance des « stakeholders ». L’« Enlightened Shareholder Value » de Michael Jensen ou la « Shared Value » de Michael Porter théorisaient une réconciliation entre ces deux visions. Le tableau de bord prospectif (le « Balanced Scorecard ») de Kaplan, qui date des années 1990, avait aussi l’ambition de relier la performance financière à plusieurs de ses dimensions non financières.

L’insistance mise sur l’ESG doit alors être relativisée : les considérations environnementales et sociales sont certes essentielles compte tenu de la gravité de la crise climatique et des urgences sociales auxquelles toutes nos sociétés doivent faire face. Mais elles ne sont pas les seules dont dépendent la pérennité et la prospérité de nos entreprises. L’innovation, la position concurrentielle qui permet de justifier des marges significatives sont tout aussi importantes. L’accent mis sur l’ESG ne doit pas occulter les nombreux autres déterminants incorporels de la valeur de l’entreprise.

Pendant longtemps, la nature de ces éléments clés de création de valeur a rendu vaine leur intégration dans les pratiques managériales. La nouveauté réside dans la profusion des données extra-financières disponibles, la capacité informatique de les traiter et le dynamisme de la recherche académique qui permettent d’être plus pertinent dans leur prise en compte tant par les entreprises que par leurs investisseurs. Ces données peuvent enrichir les techniques classiques de choix d’investissement, d’analyse financière ou d’allocation du capital.

Encore faut-il que leur prise en compte soit rigoureuse. Ainsi, la méthode des flux de liquidité disponibles (dite DCF) reste parfaitement opérante pour analyser les impacts positifs et négatifs de l’ESG. Il faut simplement éviter la solution de facilité qui consiste à procéder à un ajustement grossier et non justifié du taux d’actualisation et privilégier une réflexion stratégique visant à identifier leur impact sur les différentes composantes de ces flux.

Une approche granulaire incorporant de manière systématique l’ESG à la réflexion stratégique est d’autant plus indispensable que des études ont montré que le marché financier ne valorise cette dimension que si elle renforce clairement les avantages concurrentiels de l’entreprise et la résilience de son modèle d’affaires. Il ne sert à rien d’être vertueux sur toutes les dimensions incorporelles si l’on n’a pas fait l’effort d’identifier celles qui sont vraiment pertinentes. Pour que le signal soit encore plus fort à l’égard des investisseurs, la rémunération des dirigeants devrait être alignée soit sur des indicateurs ESG réellement matériels, soit sur la création de valeur à long terme, puisqu’il s’agit de l’objectif final.

Enfin, créer de la valeur est une chose, la faire reconnaître par les investisseurs en est une autre. L’alignement de la valeur de marché d’une entreprise avec sa valeur intrinsèque dépend de la présence significative et active d’investisseurs de conviction qui s’intéressent aux fondamentaux de l’entreprise. Les directeurs financiers doivent donc cibler les investisseurs de qualité soucieux de comprendre la contribution de l’ESG à la valeur. Le narratif stratégique est plus pertinent qu’une débauche d’indicateurs superfétatoires

1. Grow the Pie : comment les entreprises peuvent faire des bénéfices et servir le bien commun, Alex Edmans, Dunod, 2023.

Jean-Florent Rérolle Maître de conférences à Sciences Po et membre du comité éditorial de Vox-Fi ,  DFCG

Jean-Florent Rérolle est maître de conférences à Sciences Po et membre du comité éditorial de Vox-Fi (DFCG)

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