Evaluation d’entreprise : priorité à l’analyse, pas au résultat !

Publié le 10 mai 2024 à 10h33

Jean-Florent Rérolle    Temps de lecture 4 minutes

L’évaluation d’entreprise, pratiquée depuis des décennies, utilise des méthodes standardisées telles que l’actualisation des flux de liquidités ou l’approche par les multiples, fondées sur des principes solides de la théorie financière tels que la valeur temporelle de l’argent et le rapport risque/rendement. Ces méthodes s’appuient également sur des normes de reporting financier internationales. Malgré ce consensus conceptuel, les critiques fréquentes pointent une utilisation manipulatoire de l’évaluation, plutôt que comme un véritable outil de gestion.

Plus inquiétant, la pratique recèle de nombreux angles morts :

- un horizon de temps des plans d’affaires insuffisant pour tenir compte de l’impact du risque climatique et des investissements nécessaires pour s’en prémunir ;

- une prise en compte toujours insuffisante des actifs incorporels au moment où l’on s’interroge sur la façon d’intégrer la dimension ESG dans la finance d’entreprise ;

- la volatilité accrue des avantages concurrentiels en raison de l’accélération des innovations, des changements de préférence des consommateurs et de l’intensification de la concurrence ;

- la sous-estimation des réactions des concurrents face aux choix ou aux décisions stratégiques qui sous-tendent le plan d’affaires utilisé pour l’évaluation ;

- le poids des investisseurs fondamentaux dans le capital de l’entreprise, car l’écologie actionnariale a un impact sur la qualité de l’alignement du cours des entreprises comparables par rapport à leur valeur intrinsèque ;

- la prise en compte de la stratégie financière pour compléter les modèles de flux de liquidité disponibles qui ne couvrent pas la politique de dividende ou l’accès aux sources de financement futures ;

- la montée en puissance de nouveaux risques, comme la géopolitique ou l’intelligence artificielle, qui affecte le risque spécifique des entreprises ;

- les biais inhérents de l’évaluateur, qui trouvent leur origine dans leurs conflits d’intérêts à l’égard de leurs donneurs d’ordre, l’élaboration des plans d’affaires, eux-mêmes victimes de nombreux biais cognitifs, et enfin la mise en œuvre des méthodes qui reposent sur des considérations souvent très subjectives.

Cette situation est préjudiciable car l’évaluation devrait être au cœur de la gestion d’une entreprise. L’utilisation efficace de l’actif économique financé par les actionnaires et les créanciers est la responsabilité première de tout management. La création de valeur n’est pas optionnelle. La prise en considération de l’ESG ne change pas cet impératif. Bien au contraire, elle lui donne plus de légitimité, car la valeur est à la fois le moyen d’exécuter une stratégie en lui donnant toutes les ressources nécessaires et la marque du succès à long terme de cette stratégie. Un processus d’évaluation rigoureux permet au management de disposer des données et des analyses nécessaires à la prise de décisions informées sur la politique d’allocation du capital ainsi qu’à une communication pertinente pour les investisseurs.

«Le choix de la méthode n’est pas neutre : la méthode des flux de liquidités disponibles est la seule concevable.»

Comment redonner à l’évaluation toute sa légitimité managériale ? Tout d’abord, en acceptant le fait que le résultat est moins important que les travaux qui l’ont précédé. La valeur est par définition incertaine. Elle sera très probablement démentie dans le futur. Il faut accepter cette situation inconfortable qui est largement compensée par la réflexion sur les paramètres clés de la valeur.

Ces paramètres seront mis en évidence grâce au développement de scénarios qui doivent être construits en fonction des conditions de marché et des évolutions technologiques possibles, des différentes options stratégiques imaginées par la direction et des réactions potentielles des concurrents. L’évaluation doit être conçue comme un outil permettant une réflexion stratégique plus poussée, et par conséquent s’intégrer dans le processus de planification annuel de l’entreprise.

Le choix de la méthode n’est donc pas neutre : la méthode des flux de liquidités disponibles est la seule concevable. La technique des multiples est trop simpliste et caricaturale pour tenir compte de la complexité stratégique et financière de la création de valeur à long terme. Enfin, le processus lui-même doit être repensé afin que l’analyse soit conduite en mettant en action une hygiène cognitive destinée à prévenir les risques de biais comportementaux [1].

[1] Voir la lettre Vernimmen no 216, de mars 2024.

Jean-Florent Rérolle Maître de conférences à Sciences Po et membre du comité éditorial de Vox-Fi ,  DFCG

Jean-Florent Rérolle est maître de conférences à Sciences Po et membre du comité éditorial de Vox-Fi (DFCG)

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