L'analyse de Philippe Brossard
Comment accélérer l’inflation ?
Jerome Powell a annoncé, lors de la récente conférence de Jackson Hole, que la Fed se donnait désormais pour objectif d’avoir une inflation non plus au maximum mais, en moyenne, à 2 % ; c’est-à-dire de compenser les périodes d’inflation trop faible par des périodes d’inflation supérieure à 2 %. Ainsi, les Etats-Unis ont connu ces cinq dernières années une inflation moyenne de 1,7 %. La Fed doit donc viser pour les cinq prochaines années une inflation de 2,3 %. C’est certainement souhaitable – nous en avions examiné en début d’année les raisons. Mais est-ce faisable ? L’exemple de Shinzo Abe est peu encourageant : son action, depuis 2017, a été entièrement dédiée à l’accélération des prix japonais ; mais il quitte son poste de Premier ministre alors que l’inflation à Tokyo pour août est mesurée à - 0,3 %. L’inflation moyenne des cinq dernières années a été de 0,4 % au Japon.
Il existe en principe au moins trois moyens d’accélérer l’inflation : la persuasion, la dévaluation, la surchauffe économique.
La persuasion : la Fed ou la BCE semblent toujours attachées à l’idée qu’elles peuvent et doivent piloter les anticipations d’inflation par l’affichage clair et insistant de leur objectif. La parole des banques centrales aurait ainsi un pouvoir performatif où «dire, c’est faire». La cible d’inflation est censée servir de cadre aux négociations salariales et à l’évolution des prix de vente. Les expériences récentes japonaise, européenne ou même américaine jettent cependant le doute sur cette théorie. Les incantations actuelles pour faire remonter les prix ressemblent de plus en plus à un rituel magique inefficace, une version monétaire de la méthode Coué.
La dévaluation : faute de pouvoir fabriquer localement l’inflation, il peut être tentant de l’importer en dévaluant sa monnaie. La hausse des prix des importations amorce la pompe d’une hausse plus générale des prix et des salaires intérieurs. Cette recette ancienne a bien fonctionné pour le Royaume-Uni. Il a dévalué de 20 % en 2016 à l’occasion du référendum sur le Brexit, permettant de maintenir une inflation moyenne de 2,0 % depuis lors (1,2 % pour la zone euro) et une croissance moyenne de 1,4 % jusqu’à fin 2019 (comme en France), malgré le choc de confiance créé. Mais c’est une attitude non coopérative, qui ne peut être généralisée : elle exporte la déflation chez les voisins et ouvre la voie à une guerre des monnaies. Le Royaume-Uni a ici bénéficié de ce bizarre privilège d’être (encore) dans l’Union européenne, mais sans devoir être jamais dans l’euro.
La surchauffe : il s’agit d’obtenir une croissance économique dépassant les capacités de production du pays, en particulier de dépasser les capacités du marché de l’emploi, ce qui doit entraîner une accélération des salaires face à la raréfaction de la main-d’œuvre. Mais se repose la même question : est-ce faisable dans le cadre actuel du libre-échange et de dérégulation du marché du travail ? Les Abenomics (nouvelle donne économique de Shinzo Abe) n’ont pas pu le prouver en plus de sept ans. Les Etats-Unis n’y sont pas plus parvenus ces dernières années, malgré une croissance de 2,5 % en moyenne sur la période 2016-2019, dépassant nettement pendant trois ans la croissance potentielle, estimée à 1,8 %, avec un taux de chômage moyen de seulement 4,2 %, qui n’a pas permis d’accélérer les salaires. La libre circulation des biens et des services, le recul de la syndicalisation (notamment dans l’automobile américaine), la précarisation, voire la disparition du statut de salarié, semblent avoir durablement réduit le pouvoir de négociation des employés, si bien que le taux de chômage-qui-n’accélère-pas-l’inflation («non accelerating inflation rate of unemployment» ou NAIRU), référence centrale de l’action des banques centrales, semble être tombé très près de zéro.
Ce constat de relative impuissance à accélérer les prix ne doit cependant pas décourager d’essayer. L’action de Shinzo Abe a au moins permis de sortir le Japon de la déflation chronique. La politique de taux négatifs et les achats d’actifs devraient aussi permettre à la BCE d’éviter cet écueil. Et la nouvelle politique de la Fed devrait permettre de résorber le chômage issu de la crise de la Covid-19 d’ici 2022. Mais elle place désormais la BCE devant le défi d’adopter le même dispositif, sous peine de voir l’euro s’apprécier de façon incontrôlée au-dessus de 1,20 dollar. Une évolution que l’administration Trump appelait d’ailleurs de ses vœux, car elle réduirait encore l’inflation européenne et accélérerait celle des Etats-Unis.
Philippe Brossard est le chef économiste d'AG2R La Mondiale.