Comment financer l’effort d’investissement nécessaire en Europe ?

Publié le 5 juillet 2024 à 13h31

Patrick Artus    Temps de lecture 6 minutes

L’Europe va être confrontée à un besoin d’investissement considérable. Il s’agit des investissements nécessaires pour la transition énergétique (production d’énergies renouvelables, décarbonation de l’industrie et des transports, rénovation thermique des bâtiments et logements), pour le maintien de la biodiversité, pour la meilleure gestion des ressources en eau ; il s’agit aussi des investissements nécessaires pour développer des industries stratégiques (batteries électriques, semi-conducteurs, principes actifs des médicaments) ; il s’agit enfin des investissements visant à développer la production de matériel militaire afin de doter l’Europe d’une capacité de défense autonome. Lorsqu’on ajoute tous ces besoins, on parvient à une hausse nécessaire de l’investissement en Europe de près de 5 points de PIB, dont 2,5 points pour les investissements permettant de réaliser la transition énergétique dans les délais prévus, plus de 1 point pour le maintien de la biodiversité et la gestion de l’eau.

La question centrale qui va se poser est celle du financement de cet effort considérable de hausse de l’investissement. Il faut d’abord rejeter une idée souvent défendue, celle du fléchage de l’épargne vers les investissements additionnels nécessaires. Si le niveau d’épargne de la nation est inchangé, le fléchage de l’épargne vers ces investissements n’aboutira qu’à déplacer l’épargne et il apparaîtra un problème de financement des investissements des entreprises autres que ceux liés à la transition énergétique, des achats de logement, ainsi que des déficits publics. Le besoin d’investissement supplémentaire nécessite de disposer de davantage d’épargne à investir. Il y a cinq pistes possibles pour disposer d’un supplément d’épargne disponible pour accroître l’investissement.

La première est une hausse spontanée du taux d’épargne des ménages. Les ménages peuvent s’inquiéter de la perspective de désordres climatiques ou bien être attirés par des produits d’épargne ciblés sur le financement des investissements nécessaires et, en conséquence, épargner davantage. Mais le taux d’épargne des ménages est déjà très élevé en Europe (par exemple, autour de 18 % du revenu disponible en France et en Allemagne) et il est peu probable qu’il puisse s’accroître encore. Cependant, la réglementation ayant comme objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre, elle peut avoir comme résultat un supplément d’épargne qui est un supplément d’épargne forcée. Il s’agit par exemple de l’obligation de réaliser la rénovation thermique des bâtiments et de l’interdiction d’utiliser un chauffage au fioul, qui imposent aux ménages d’épargner davantage pour réaliser ces investissements favorables au climat.

La deuxième piste est d’utiliser une hausse de la pression fiscale pour financer les investissements publics nécessaires. Il s’agit donc de transformer de la consommation privée en investissement public supplémentaire, ce qui aboutit bien à une hausse du taux d’épargne de la nation. Bien sûr, il ne s’agit pas d’augmenter n’importe quel impôt, mais d’augmenter les impôts qui ne touchent pas les ménages au revenu faible. Il peut s’agir d’une hausse de l’impôt sur le revenu, de la taxation du patrimoine.

«L’idée souvent défendue de flécher l’épargne vers ces investissements n’aboutira qu’à déplacer celle-ci si son niveau reste inchangé.»

La troisième piste pour qu’un supplément d’investissement puisse être financé est de réduire la distribution de profits aux actionnaires, que ce soit sous la forme de dividendes ou de rachats d’actions, pour financer un supplément d’investissement des entreprises. Il ne s’agit pas d’une spoliation des actionnaires puisque la propriété des investissements supplémentaires resterait aux actionnaires ; simplement, l’usage de ces sommes conservées dans l’entreprise serait contraint : elles ne pourraient être utilisées que pour financer un supplément d’investissement de transition écologique, de réindustrialisation.

La quatrième piste pour accroître l’épargne investissable en Europe est de remplacer les subventions à la consommation par des subventions à l’investissement, en particulier à l’investissement de transition et de relocalisation industrielle. Il existe de très nombreuses subventions à la consommation : aides à l’achat d’énergies fossiles, plafond pour le prix des énergies fossiles, aides sociales qui ne sont pas conditionnées au niveau de revenu, indemnisation du chômage généreuse. Devant la nécessité d’investir davantage et de transformer de la consommation en investissement, il sera malheureusement nécessaire de réduire ces diverses subventions à la consommation et de les remplacer par des subventions à l’investissement.

La cinquième piste possible pour accroître l’épargne disponible en Europe est de conserver l’épargne des Européens pour investir en Europe. L’Europe a un excédent de sa balance courante de 2,5 % de son PIB ; c’est-à-dire que l’Europe prête au Reste du Monde ou investit dans le Reste du Monde 2,5 % de son revenu. Si ces sommes pouvaient être conservées en Europe pour investir, la moitié de l’insuffisance d’épargne ex-ante serait corrigée. Mais il faut voir que les Européens investissent leur épargne dans le Reste du Monde et non en Europe, parce que le rendement des investissements dans le Reste du Monde est supérieur au rendement des investissements en Europe. Cela est particulièrement vrai pour les investissements des entreprises ou les investissements financiers aux Etats-Unis, avec la forte hausse des indices boursiers américains liée au poids élevé des entreprises innovantes et technologiques, avec la forte rentabilité du capital aux Etats-Unis, avec la déformation du partage des revenus au détriment des salaires. Il n’y a pas de recette miracle pour conserver l’épargne des Européens en Europe, avec le handicap supplémentaire de la faiblesse de la croissance européenne.

On pourrait ajouter à ces diverses pistes l’ajustement des politiques économiques. Si l’investissement doit être accru de près de 5 points de PIB pendant plusieurs dizaines d’années, avec la moitié de cet investissement supplémentaire apportée par l’Etat, il sera nécessaire de modifier les objectifs des politiques économiques pour leur donner l’objectif de réalisation de ces investissements. Il serait donc nécessaire d’autoriser une inflation plus élevée que l’objectif actuel de 2 %, avec une politique monétaire ayant un biais expansionniste. Cela permettrait un déficit public et un besoin de financement des entreprises plus élevés sans qu’il y ait de hausse des taux d’endettement public ou des entreprises grâce à la mise en place de taux d’intérêt réels inférieurs à la croissance.

Patrick Artus Membre du Cercle des Economistes

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.

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