
Analyse - Patrick Artus, Ossiam
Les Etats-Unis et la zone euro vont entrer en régime de « dominance fiscale »
On doit distinguer deux régimes en ce qui concerne les relations entre la politique budgétaire et la politique monétaire. Le régime de « dominance monétaire » est caractérisé par une situation où la Banque centrale détermine sa politique monétaire en fonction de ses objectifs (dans les économies contemporaines, essentiellement le respect d’un objectif d’inflation) et où l’Etat assure la soutenabilité de la dette publique. Cela veut dire qu’il dégage un surplus budgétaire primaire (le déficit public hors intérêts sur la dette publique) suffisant pour que le taux d’endettement public soit stable, ne progresse pas. Si la politique monétaire devient plus restrictive, les taux d’intérêt à court terme et à long terme augmentent, et le surplus budgétaire primaire qui est nécessaire devient plus important : il y a alignement de la politique monétaire et de la politique budgétaire, à l’initiative de la politique monétaire, d’où le nom de « dominance monétaire » donné à ce régime.
Le second régime est le régime de « dominance fiscale ». Dans ce régime, l’Etat mène une politique budgétaire expansionniste, et maintient dans le long terme un déficit budgétaire primaire important. Pour contrer une hausse sans limite du taux d’endettement public, c’est la politique monétaire qui doit s’adapter. La Banque centrale oublie ses objectifs naturels (en particulier la stabilité des prix) et mène une politique monétaire telle que la soutenabilité de la dette publique est maintenue. Il peut s’agir d’une baisse des taux d’intérêt, qui deviennent inférieurs à la croissance potentielle, et qui permettent qu’il y ait un déficit budgétaire primaire continuel. Il peut s’agir aussi d’un quantitative easing irréversible : le fait que la Banque centrale achète des titres publics et ne les revende jamais est équivalent à l’annulation de ces titres publics, puisque la Banque centrale reverse ses profits à l’Etat, donc lui reverse les intérêts reçus sur les titres publics qu’elle détient. Donc, dans le régime de dominance fiscale, la politique monétaire s’ajuste à l’orientation de la politique budgétaire pour préserver la soutenabilité de la dette publique.
«Il est probable que le nouveau président de la Fed qui sera nommé en 2026 par Donald Trump optera pour une politique monétaire plus expansionniste de manière à stabiliser le taux d’endettement public, faisant ainsi passer les Etats-Unis en régime de dominance fiscale.»
Nous pensons que le régime de dominance fiscale va s’installer durablement, aux Etats-Unis comme dans la zone euro. Le déficit budgétaire des Etats-Unis est sur une tendance d’au moins 2 000 milliards de dollars en 2025 (7,1 % du PIB, contre 6,2 % en 2023 et 6,4 % en 2024 – soit 1 800 milliards de dollars). Avec l’affaiblissement de la croissance, avec l’augmentation rapide des dépenses de retraite des employés du secteur public, des dépenses de santé (Medicare), des dépenses militaires et des intérêts de la dette publique, la perspective est celle du maintien d’un déficit public très élevé, les coupes dans les dépenses fédérales étant en réalité beaucoup plus faibles que le montant revendiqué par Elon Musk et la hausse des droits de douane devant financer des baisses d’impôts. Si la Réserve fédérale, qui sera de plus confrontée au maintien d’une inflation forte (l’inflation sous-jacente est stable depuis plusieurs mois autour de 3 %, et elle va être accrue par la réduction du nombre d’immigrés sans papiers qui ont un travail et par la hausse des droits de douane), maintient une politique monétaire un peu restrictive, le taux d’endettement public va s’envoler (le Congressional Budget Office l’estime à 122 % du PIB en 2034 contre 100 % du PIB en 2024). Il est probable que, lorsque Jérôme Powell finira son mandat de président de la Réserve fédérale en mai 2026, le nouveau président nommé par Donald Trump passera à une politique monétaire plus expansionniste, de manière à stabiliser le taux d’endettement public, et que, donc, les Etats-Unis passeront en régime de dominance fiscale.
Regardons maintenant la situation de la zone euro. Le déficit public qui était attendu dans la zone euro en 2025 était identique à celui de 2024 : 3,2 % du produit intérieur brut. Mais le nouveau gouvernement allemand prévoit un programme de 500 milliards d’euros en 10 ans d’investissement en infrastructures ; la Commission européenne accepte d’exclure du calcul du déficit public (limité à 3 % du PIB) la hausse des dépenses militaires. De plus, si on suit le rapport de Mario Draghi, c’est 2,5 % de PIB chaque année que le secteur public devra investir, en plus de ses dépenses actuelles, dans la transition énergétique et dans le financement des innovations de rupture et des investissements dans l’intelligence artificielle. Si le poids des dépenses militaires en Europe devient identique au poids des dépenses militaires aux Etats-Unis, si les préconisations du rapport Draghi sont mises en place, c’est au moins 4 points de PIB de dépenses publiques supplémentaires qui vont être nécessaires. Puisqu’il serait très difficile d’accroître la pression fiscale en Europe, dans la situation de concurrence fiscale entre les pays européens et entre l’Europe et les Etats-Unis, et puisqu’il semble également difficile de réduire les dépenses de protection sociale (qui représentent 27 % du PIB de l’Union européenne), cette hausse des dépenses publiques aboutira à une hausse du déficit public. Sans correction, cela ferait passer le taux d’endettement public de la zone euro de 87,7 % du PIB en 2024 à 102 % du PIB en 2027. Il est donc très probable que la BCE, comme la Réserve fédérale, va passer à une politique de dominance fiscale, avec une forte baisse de ses taux d’intérêt et peut-être le retour du quantitative easing, afin d’éviter l’accroissement rapide du taux d’endettement public. Comme aux Etats-Unis, cela impliquerait l’abandon de l’objectif d’inflation, puisque l’inflation sous-jacente (hors énergie et alimentation) est de 2,4 % dans la zone euro, supérieure à l’objectif de 2 %. Mais, compte tenu des besoins d’investissement publics supplémentaires, conserver une politique monétaire neutre aboutirait à une hausse violente du taux d’endettement public.
La Réserve fédérale et la Banque centrale européenne vont donc être confrontées (c’est déjà le cas aux Etats-Unis) à des déficits publics très importants. Nous ne croyons donc pas qu’elles pourront éviter de passer à un régime de dominance fiscale, c’est-à-dire de mener une politique monétaire très expansionniste qui limite l’effet des déficits publics sur le taux d’endettement public. Cela veut dire qu’il faut anticiper dans les deux pays une baisse des taux d’intérêt à court terme et une inflation assez forte.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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