L’inflation apparente et la véritable inflation de la zone euro
La Banque centrale européenne affirme avoir vaincu l’inflation, et les marchés financiers attendent une baisse forte dans le futur de son taux directeur (le taux des dépôts des banques à la BCE), de 3,00 % aujourd’hui à 1,80 % à la fin de 2025. Certainement, la BCE peut réagir à la faiblesse de la croissance anticipée ; l’indice PMI composite de la zone euro est tombé à 49,5 en décembre (un chiffre inférieur à 50 indiquant normalement une récession), l’indice PMI du secteur manufacturier est de 45,1, ce qui montre que la contraction de l’activité industrielle s’accélère (elle est d’environ 3 % sur un an au quatrième trimestre 2024). Mais la BCE ne peut-elle pas être contrariée dans sa volonté de baisser les taux d’intérêt par la persistance de l’inflation ?
Si on regarde l’inflation totale de la zone euro, on voit qu’elle a atteint un point bas en septembre 2024 (1,7 %), après une période de très forte désinflation (l’inflation de la zone euro était à 8,7 % en janvier 2023 et à 2,8 % en janvier 2024), l’inflation totale remonte depuis septembre et elle était à 2,2 % en novembre 2024. L’inflation sous-jacente (hors énergie et alimentation) est stabilisée depuis plusieurs mois à 2,7 %. Ce niveau d’inflation est supérieur à l’objectif de la BCE (2 %), mais cette dernière et le consensus des marchés financiers défendent l’idée que le processus de désinflation va se poursuivre, et que l’inflation européenne totale passera en dessous de 2 % à la fin de 2025, ce qui permet à la BCE de poursuivre la baisse des taux d’intérêt. Mais cette prévision de la poursuite d’une désinflation est-elle raisonnable ?
La prévision d’inflation dépend beaucoup de trois facteurs : l’évolution des prix de l’énergie et de l’alimentation, celle des coûts salariaux unitaires et celle des taux de marge des entreprises et particulièrement des entreprises industrielles. Il est consensuel que la baisse observée en 2024 (en novembre, elle était encore de 1,9 % sur un an) des prix de l’énergie va se transformer en 2025 en une légère hausse ; il en est de même du prix de l’alimentation. Cela montre que l’inflation totale deviendra l’année prochaine supérieure à l’inflation sous-jacente, alors qu’elle est nettement inférieure aujourd’hui (2,2 %, contre 2,7 % en novembre 2024). Les salaires nominaux par tête auront augmenté de 4,5 % en 2024, avec une stagnation de la productivité. Cela implique que le coût salarial unitaire a augmenté de 4,5 %, autant dans les services que dans l’industrie. Il est normal de prévoir un ralentissement progressif des hausses de salaire, avec des salaires continuant à augmenter plus que l’inflation en raison du désir de rattrapage du pouvoir d’achat. De plus, l’absence de gains de productivité implique que l’emploi continue à augmenter même lorsque la croissance du PIB est faible, et cela implique que les tensions sur le marché du travail ne reculent pas, que les difficultés de recrutement des entreprises restent importantes, ce qui maintient une progression assez rapide des salaires.
«La zone euro présente tous les symptômes de la maladie hollandaise, c’est-à-dire d’une situation où le prix relatif des services par rapport aux produits industriels augmente.»
Mais le point de désaccord entre économistes concerne les gains de productivité. Certains les voient revenir à leur tendance antérieure à 2017 (1 % de croissance par an) ; nous pensons que les facteurs qui ont conduit à un recul de la productivité en Europe (difficultés de l’industrie, investissement faible en nouvelles technologies, insuffisance de la recherche-développement des entreprises, faible niveau des compétences des salariés en moyenne dans la zone euro, faible taille du secteur des nouvelles technologies) seront encore présents en 2025 et 2026. Cela implique que la productivité du travail devrait continuer à stagner, et que les coûts salariaux unitaires augmenteront d’environ 3,5 % en 2025 et de 3 % en 2026.
Les prix des services reflètent cette augmentation des coûts salariaux unitaires ; ils ont augmenté de 3,9 % sur un an en novembre 2024, et sont sur une pente de croissance voisine de 4 % depuis plusieurs mois. Mais les prix industriels augmentent à peine (0,7 % en novembre 2024), ce qui montre que les marges bénéficiaires des entreprises industrielles se contractent fortement.
La zone euro présente donc tous les symptômes de la maladie hollandaise, c’est-à-dire d’une situation où le prix relatif des services par rapport aux produits industriels augmente. On sait que cette configuration fait apparaître la désindustrialisation, ce que confirme la situation de la zone euro, parce que la profitabilité de la production des services est supérieure à celle de la production des biens industriels, en raison de l’évolution des prix relatifs, et que ceci pousse les entreprises à investir dans la production de services et non dans celle de biens manufacturés.
Rassemblons ces différents éléments : l’absence durable de gains de productivité va faire apparaître une situation où les coûts salariaux unitaires restent en croissance assez forte (3,5 % en 2025, 3 % en 2026, après 4,5 % en 2024). L’inflation va croître plus vite que l’inflation sous-jacente en raison du redressement des prix de l’énergie et de l’alimentation. Les prix des services vont augmenter à peu près comme les coûts salariaux unitaires, les prix industriels nettement moins en raison de la poursuite de la compression des marges bénéficiaires des entreprises industrielles. Puisque l’industrie manufacturière pèse 27 % dans l’indice des prix et 39 % dans l’indice des prix hors énergie et alimentation, on peut anticiper que l’inflation sous-jacente sera de 2,5 % en 2025 et de 2,2 % en 2026, que l’inflation totale sera de 2,8 % en 2025 et 2,5 % en 2026. On voit que la BCE aura une décision difficile à prendre. Soit elle respectera strictement ses règles, qui consistent à mener une politique monétaire restrictive tant que l’inflation reste supérieure à 2 %. Cela implique qu’en réalité elle ne pourra pas baisser ses taux autant que ce que les marchés financiers anticipent (ils anticipent que le taux des dépôts sera de 1,80 % à la fin de l’année 2025). Soit elle considérera que la compression des marges bénéficiaires de l’industrie doit être combattue et elle baissera ses taux d’intérêt malgré une inflation restant supérieure à 2 % pour favoriser la reprise de l’investissement des entreprises industrielles et réduire leur charge d’intérêts. Mais nous pensons que la BCE ne pourra pas continuer à prétendre que l’inflation va passer en dessous de 2 % à la fin de 2025.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
Du même auteur
Les avantages de la flexsécurité : une comparaison du Danemark et de la France
Le Danemark a fait depuis la fin des années 1990 le choix d’un modèle économique qui allie…
Comment la zone euro peut-elle investir suffisamment ?
Les pays de la zone euro sont confrontés à la nécessité d’accroître considérablement leur taux…