Comment la zone euro peut-elle investir suffisamment ?

Publié le 26 avril 2024 à 10h29

Patrick Artus    Temps de lecture 6 minutes

Les pays de la zone euro sont confrontés à la nécessité d’accroître considérablement leur taux d’investissement. Cette nécessité de hausse du taux d’investissement résulte d’abord des besoins de la transition énergétique (production d’énergies renouvelables, décarbonation de l’industrie et des transports, rénovation thermique et isolation des logements et des bâtiments), ce qui nécessite environ 2,5 points de PIB d’investissements supplémentaires pendant vingt-cinq ans ; de l’amélioration de la gestion de l’eau et du maintien de la biodiversité, qui requiert 1 point de PIB d’investissements supplémentaires, toujours sur une très longue période.

Mais il va falloir aussi investir davantage dans les nouvelles technologies (Internet, télécoms, intelligence artificielle), le taux d’investissement dans les nouvelles technologies de la zone euro étant deux fois moins élevé que celui des Etats-Unis ; investir davantage dans la production d’armement (les dépenses militaires de la zone euro atteignent 1,5 % du PIB, alors que celles des Etats-Unis sont de 4 % du PIB).

On peut aussi considérer que les hausses nécessaires des dépenses d’éducation, de recherche et développement (2,3 % du PIB dans la zone euro, 3,6 % du PIB aux Etats-Unis) sont en réalité des dépenses d’investissement. A cela, il faut enfin ajouter les investissements, financés par les Etats et les entreprises, de relocalisations des activités industrielles stratégiques. Au total, le supplément d’investissement nécessaire pour réaliser la transition écologique, rattraper le retard technologique, moderniser l’industrie, dans la zone euro, dépasse très probablement 5 points du PIB.

Il se pose évidemment la question du financement de ce supplément massif d’investissement. Il faut d’abord montrer le caractère erroné d’une idée reçue, selon laquelle il suffirait de flécher l’épargne vers le financement des investissements, de transition écologique, de modernisation… nécessaires. Le problème, c’est que l’épargne de la zone euro (des ménages ou des entreprises) est déjà affectée au financement des Etats, du logement et des entreprises. Flécher l’épargne vers de nouveaux besoins d’investissement signifie que moins d’épargne sera disponible pour ces usages : il s’agit d’un jeu à somme nulle pour l’utilisation de l’épargne. Si un supplément d’épargne est utilisé pour financer, par exemple, la transition énergétique, moins d’épargne sera disponible pour financer le logement, les déficits publics courants ou les autres investissements des entreprises.

Il faut donc rechercher d’autres méthodes que le fléchage de l’épargne pour financer les besoins nouveaux d’investissement. On peut avoir trois autres idées : substituer l’épargne à la consommation ; réduire le montant des profits utilisés pour rémunérer les actionnaires ; conserver l’excès d’épargne de la zone euro, qui est aujourd’hui investi en dehors de la zone euro, pour financer les nouveaux investissements nécessaires dans la zone euro.

La substitution de l’épargne à la consommation est naturellement pénible. Il faut en particulier, pour la réaliser, passer de politiques économiques de soutien de la consommation (transferts divers aux ménages, prestations familiales, aide à l’achat d’énergie…) à des politiques publiques de soutien de l’épargne (création de nouveaux produits d’épargne, incitations à prendre davantage de risques dans le choix des supports de l’épargne, développement de l’épargne en entreprise, développement des fonds de pension…).

Cela représente un changement radical des politiques économiques qui, traditionnellement, dans la zone euro, soutiennent les revenus des ménages. Bien sûr, il faut conserver les aides publiques aux ménages les plus modestes, mais il faut passer d’aides publiques aux revenus à des incitations à l’épargne pour les autres catégories de ménages européens. Si le taux d’investissement de la zone euro doit être accru au total de 5 points de PIB, il faut que la hausse du taux d’épargne de la zone euro couvre une part substantielle de cette hausse.

La deuxième piste est la réduction de la taille des profits distribués aux actionnaires, que ce soit sous la forme de dividendes ou de rachats d’actions. La rémunération des actionnaires représente aujourd’hui 6 points de PIB dans la zone euro. Si les profits distribués et les rachats d’actions étaient moindres, mais si cette réduction de la rémunération des actionnaires permettait de réaliser davantage d’investissements dans les entreprises, il n’y aurait pas appauvrissement des actionnaires, et l’investissement pourrait être accru. Cette politique éviterait en plus les bulles spéculatives, puisque les profits distribués sont aujourd’hui surtout utilisés pour acheter des actifs qui existent déjà (immobiliers, actions), et donc ont comme effet à l’équilibre de faire augmenter les prix de ces actifs.

Enfin, la troisième piste est d’utiliser l’excédent d’épargne de la zone euro, non pour investir dans le Reste du Monde, mais pour investir dans la zone euro. L’excédent de la balance courante de la zone euro atteint 3 % du PIB de la zone euro, après avoir transitoirement disparu en 2022 en raison de la forte hausse des prix des importations d’énergie. Cet excédent extérieur de 3 % du PIB est celui atteint en moyenne entre 2013 et 2021. Il résulte essentiellement des excédents de la balance courante de l’Allemagne et des Pays-Bas. Si ces deux pays investissaient leurs excédents d’épargne (qui est massif, 7 % du PIB en Allemagne, 11 % du PIB aux Pays-Bas) dans la zone euro, plus de la moitié des besoins additionnels d’investissement (autour de 5 % du PIB) seraient couverts. Mais pour que cela se produise, il faudrait que le fait d’investir dans la zone euro devienne aussi attrayant, aussi rentable, qu’investir dans le Reste du Monde, et en particulier aux Etats-Unis. Les entreprises et les investisseurs financiers européens sont attirés par les aides publiques mises en place outre-Atlantique (Inflation Reduction Act, Chips Act), par la rentabilité du capital qui y est plus élevée qu’en Europe, et par l’effort d’innovation supérieur des Etats-Unis.

Au total, les besoins additionnels d’investissements nécessaires dans la zone euro (au moins 5 points de PIB de la zone euro pendant vingt-cinq ans) peuvent être couverts par la substitution d’épargne à la consommation, par la réduction des profits distribués et des rachats d’actions, par l’utilisation, pour financer des investissements dans la zone euro, de l’excédent d’épargne de la zone euro aujourd’hui prêtée au Reste du Monde. Si aucune de ces trois pistes ne peut être utilisée, il ne reste que la possibilité d’accroître la pression fiscale sur les ménages et les entreprises et d’utiliser les sommes ainsi transférées aux Etats pour investir.

Patrick Artus Membre du Cercle des Economistes

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.

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