Une analyse de Hans-Helmut Kotz
Désastres sur les marchés obligataires
Depuis quelques semaines, les journaux les plus lus dans les cercles financiers qualifient régulièrement la situation et les perspectives du marché des Treasuries (obligations du Trésor américain à dix ans) de désastreuses. Une banque constatait même que les ventes actuelles s’apparentaient au pire bradage depuis 1787.
Inéluctablement, qu’ils le veuillent ou non, tous les intervenants sur les marchés financiers font des paris. Sur les marchés obligataires, ces paris portent sur l’évolution des taux d’intérêt. Dès que ces derniers augmentent au-delà d’un niveau désigné par John Maynard Keynes – lui-même grand boursicoteur – comme le taux d’intérêt critique, les marchés attendent une baisse des taux et en même temps des gains en capital. Ces gains sont d’autant plus élevés que les engagements sont longs. En conséquence, en attendant une baisse des taux, mieux vaut augmenter la « duration » de son portefeuille.
C’est exactement ce qu’ont fait beaucoup d’investisseurs institutionnels, qui gèrent leurs positions d’une manière « active », c’est-à-dire, tout simplement, en prenant des paris par le biais de l’orientation de leur portefeuille.
C’est pourquoi les perspectives macroéconomiques, ou plutôt les réactions des autorités monétaires, deviennent pertinentes aux yeux des marchés. Depuis septembre dernier, Jay Powell, le gouverneur de la Fed, leur a communiqué sa vision « higher for longer » d’un taux directeur qui resterait plus élevé pour une durée plus longue, cette durée étant déterminée par l’évolution de l’inflation. Cette orientation a été régulièrement confirmée dans les discours de ses collègues. Elle se reflète aussi dans le « dot-plot », le graphique qui exprime les perspectives d’évolution des taux Federal Funds selon les décideurs de la Fed.
Même chose ailleurs : Christine Lagarde, la présidente de la BCE, ne laisse aucun doute quant au fait que ses collègues et elle sont déterminés à mener l’inflation vers l’objectif de 2 %, et ce rapidement (« in a timely manner »). Elle l’a encore souligné, par exemple, dans son audition devant le Parlement européen fin septembre.
Il semble cependant que la trajectoire de l’inflation soit sur la bonne voie, déclinant en Europe ainsi qu’aux Etats-Unis. Un mouvement qu’indiquent également les taux d’intérêt des obligations indexées sur l’inflation. Avec un taux de 2,5 %, les marchés expriment que, pour eux, l’inflation paraît pratiquement sous contrôle. Est-ce à dire que l’on peut dès à présent espérer assister à un recul de la volatilité ? Probablement non. Depuis le printemps dernier, les taux réels, corrigés par l’inflation – les taux qui importent, en fin de compte –, ont augmenté aux Etats-Unis d’un bon point de pourcentage, à 2,5 %. C’est 2 points au-dessus de la médiane réalisée depuis 2010. Si cela dure, un réel problème se posera.
Au vu de ces perspectives, Paul Krugman se demandait récemment si l’on est arrivé à une « nouvelle normalité ». Avec de tels taux, ce sont surtout les débiteurs les plus vulnérables (au sein des entreprises, des ménages et du secteur public) qui se verraient confrontés à de graves problèmes. En fait, c’est déjà le cas dans une multitude de pays émergents. Les taux d’intérêt élevés américains mettent sous pression leurs taux de change, renchérissent les coûts de leurs dettes extérieures et risquent de déclencher des crises financières. Comme cela a été le cas si souvent.
Malheureusement, dans la zone euro, les choses ne sont guère différentes. L’euro est faible, contribuant à l’inflation importée. Surtout, des taux réels plus élevés, supérieurs au taux de croissance du PIB, gonflent les déficits et la dette publique, qui devient plus difficile à servir. Dès lors, avec des perspectives de croissance plutôt molles et des capacités budgétaires significativement hétérogènes, la formation de tensions dans la zone euro paraît hautement plausible.
En fait, on le voit déjà dans les spreads. Les investisseurs institutionnels regardent par exemple de très près ce qui se passe dans les débats sur le budget italien. Après les mesures prises la semaine dernière (baisse des impôts, augmentation des salaires dans le secteur public, basée sur des prévisions de croissance très optimistes), ils se montrent assez inquiets. « Lo spread » est de nouveau proche de 2 %. Un seuil critique, comme l’a déclaré le gouverneur de la Banca d’Italia. Cette diversité des situations financières dans la zone euro complique ainsi la gestion de la politique monétaire unique.
Pourtant, il est encore permis d’espérer : les investisseurs sur le marché obligataire se sont démontrés assez souvent incapables de déchiffrer le futur. Peut-être se trompent-ils de nouveau cette fois en tablant sur un taux naturel, le fameux « r-star » – ce taux qui reflète une économie sur son chemin de croissance potentielle et avec une inflation maîtrisée – à un niveau durablement élevé. C’est ce que croit notamment John Williams, le gouverneur de la Fed de New York.
Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University
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