L’Allemagne, une crise auto-infligée
En février dernier, Robert Habeck, le ministre allemand de l’Economie, annonçait que ses experts avaient révisé leurs prévisions concernant le taux de croissance du PIB pour 2024 à 0,2 %, au lieu de 1,3 % en octobre dernier. Pour 2025, ils attendent une maigre amélioration, à + 0,8 %. Robert Habeck a qualifié ces perspectives de « dramatiquement mauvaises ». Et encore : des économistes sérieux anticipent même une récession dans les deux années à venir.
Cette ambiance morose concerne surtout le secteur manufacturier, dont la production a baissé de 1,2 % l’année dernière. Ce secteur-cœur de l’économie allemande – 25 % de la valeur ajoutée – est en recul de 10 % depuis son sommet de 2018. La chute s’est accélérée depuis deux ans, notamment sous l’effet du choc des prix de l’énergie, surtout celui du gaz (utilisé dans la chimie, la pharmacie, la sidérurgie, etc.). De plus, l’atonie de la demande chinoise a affecté le secteur automobile, dont environ 40 % des revenus trouvent leur origine en Chine.
Résultat, l’Allemagne est, depuis quelque temps, de nouveau désignée comme « l’homme malade de l’Europe », inéluctablement voué au déclin. Son modèle, qui suppose une économie très ouverte (la part des exportations dans le PIB est de 50 %, contre 34 % en France) et qui repose sur le secteur industriel (son poids dans le PIB représente plus du double de celui des Etats-Unis ou de la France) – ne marche plus. Ce modèle suppose des marchés ouverts, des chaînes de valeur efficaces et globales, et le respect des règles multilatérales. Il supporte mal les tensions géopolitiques.
En conséquence, en raison des défis profonds auxquels elle est confrontée – décarbonation, démographie, digitalisation – l’Allemagne aurait besoin d’investissements énormes dans la recherche, dans la formation mais aussi, plus concrètement, dans l’infrastructure publique (réseaux électriques, ferroviaires, routiers, etc.). Dans ce dernier domaine, l’Allemagne a désinvesti depuis deux décennies, et même affiché des investissements nets négatifs. En particulier, les municipalités, qui en vertu du système fédéral allemand sont responsables pour moitié des dépenses en capital, ont « économisé » dans ces activités – pour des raisons budgétaires.
Cette situation s’est notablement compliquée en novembre dernier, lorsque la Cour fédérale constitutionnelle de Karlsruhe a interprété la règle du frein à l’endettement (Schuldenbremse) à la lettre. Ce concept, qui limite le déficit structurel (corrigé des effets cycliques) à 0,35 % du PIB, a été intégré dans la Constitution en 2009. A l’époque, l’idée de ses promoteurs (sociaux-démocrates) était que seul un Etat robuste était capable de tenir ses promesses. Il ne fallait pas non plus être exposé à des marchés financiers par temps de crise. Une clause de sauvetage a néanmoins été introduite : en cas de problèmes graves, un endettement plus élevé serait permis – de façon exceptionnelle.
Pour répondre à la pandémie, à l’été 2020, le ministre des Finances a ainsi fait référence à cette clause lorsqu’il a créé un fonds extra-budgétaire. A l’automne 2022, le gouvernement a redoublé d’efforts pour amortir les conséquences de la guerre en Ukraine pour les entreprises et les ménages. Constatant que le fonds affichait 60 milliards d’euros non utilisés en 2023, le gouvernement a voulu réallouer ces ressources dans un nouveau fonds pour le climat et la transition. Mais Karlsruhe a tout simplement interdit ce transfert, en s’appuyant sur le principe d’« annualité » : l’autorisation concernant les crédits ne serait pas transférable d’une année budgétaire sur l’autre sans l’accord du Parlement.
Ce principe pose des questions évidentes. D’abord, les situations d’urgence peuvent durer plus longtemps qu’une seule année budgétaire, elles peuvent s’enchaîner. De plus, l’arrêt de Karlsruhe a forcé le gouvernement à économiser environ 20 milliards d’euros en 2024, y compris dans le budget ainsi que dans l’utilisation des fonds. On est arrivé à ces « économies » en ayant beaucoup recours à de la créativité comptable. Cela ne sera plus possible en 2025, l’année pour laquelle le ministre des Finances attend un trou de 40 milliards d’euros. On peut supposer alors que les « économies » vont concerner, comme d’habitude dans ce cas, les investissements, les dépenses pour préparer l’avenir. Elles risquent surtout d’accentuer l’orientation de l’économie vers la récession. En cherchant à suivre une règle prétendument prudente et saine, l’Allemagne est en train de s’enfoncer dans la morosité. Ce n’est pas bon non plus pour nos voisins, qui font partie de la même chaîne de valeur.
Cependant, un débat pour la réforme de cette règle néfaste a commencé. Même ses anciens défenseurs, y compris le conseil d’experts du gouvernement, proposent des ajustements afin de protéger l’investissement. Le grand problème est que la Schuldenbremse est constitutionnelle. Il faudrait une majorité des deux tiers pour la changer. L’Allemagne se trouve ainsi atteinte par une maladie difficile à comprendre dans un pays où le taux d’endettement est de 65 % et le déficit prévu pour 2024 de 1,75 % du PIB. Avec pour conséquence une crise... complètement auto-infligée.
Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University