Et si les taux d’intérêt remontaient au niveau des taux de croissance ?
Depuis que la crise de la zone a été résolue, en 2013-2014, notamment par des politiques monétaires plus expansionnistes, les taux d’intérêt à long terme des pays de la zone euro ont été continuellement inférieurs aux taux de croissance. Cette configuration s’est amplifiée avec la réaction à la crise de la Covid. En France, par exemple, le taux d’intérêt à long terme était légèrement négatif, alors que la croissance nominale en valeur de long terme est de 3,5 % (1,5 % de croissance réelle, 2 % de hausse des prix).
Mais on voit aujourd’hui apparaître une dynamique différente. Avec la forte hausse de l’inflation (7,5 % en mars 2022 dans la zone euro), qui pourrait perdurer avec les difficultés d’approvisionnement en matières premières et en composants, puis avec la transition énergétique, il devient certain que la politique monétaire de la BCE va devenir plus restrictive. Au début de l’année 2022, on pensait qu’en 2023 l’inflation de la zone euro reviendrait inférieure à 2 % ; au printemps 2022, avec la guerre en Ukraine, on pense qu’elle sera beaucoup plus élevée (3 %, 4 % ?). Cela va forcer la BCE à agir, et ses taux d’intérêt seront probablement, à la fin de 2023, nettement plus élevés que ce qui est anticipé aujourd’hui (1,5 %).
La question centrale est donc de savoir si les taux d’intérêt, en particulier à long terme, vont alors se rapprocher de la croissance de long terme. Verra-t-on par exemple le taux d’intérêt à 10 ans de la France (1,4 % en avril 2022) se rapprocher de 3 % ? Cette question est très importante. Tout d’abord, comme il est normal, il y a recul de l’investissement des entreprises et encore plus de l’investissement en logements, qui est très sensible aux taux d’intérêt. Cela freine la croissance, à court terme et à long terme, alors même que dans les pays européens (et en France), il y avait déjà un déficit de construction de logements et d’investissement productif.
Mais la rupture est encore plus violente en ce qui concerne les dettes et les prix des actifs. Tant que les taux d’intérêt à long terme sont inférieurs à la croissance, assurer la soutenabilité des dettes (publiques ou privées) est facile. Prenons l’exemple de la dette publique de la France. Si le taux d’intérêt à long terme est de 1 % et la croissance nominale de long terme de 3,5 %, si le taux d’endettement public est de 113 %, la stabilisation du taux d’endettement public nécessite un déficit public total inférieur à 4 % du PIB, un déficit public primaire (hors intérêts sur la dette) inférieur à 2,9 % du PIB.
Mais si le taux d’intérêt à long terme est au niveau de la croissance (3,5 %), il faut pour stabiliser la dette un équilibre du budget primaire (hors intérêts sur la dette), avec des intérêts sur la dette et un déficit total de 4 % du PIB. La politique budgétaire doit donc devenir considérablement plus restrictive, avec une baisse de 3 points de PIB du déficit budgétaire primaire (donc par exemple une baisse de 3 points de PIB des dépenses publiques hors intérêts sur la dette ou une hausse de 3 points de PIB de la pression fiscale).
La rupture concerne aussi la valorisation des actifs (actions, immobilier…). Tant que les taux d’intérêt sont inférieurs au taux de croissance, les prix des actifs (cours boursiers, valorisation des entreprises, prix de l’immobilier) peuvent être arbitrairement élevés. Si le revenu procuré par la détention d’un actif augmente de 3,5 % par an, et si on peut s’endetter à 1 % pour l’acheter, le seul comportement rationnel est de s’endetter le plus possible pour acheter cet actif, dont le prix va donc fortement monter.
Mais dès que les taux d’intérêt redeviennent supérieurs au taux de croissance, le prix de l’actif revient à sa valeur fondamentale beaucoup plus faible, qui est la somme actualisée des revenus futurs procurés par la détention de l’actif. On voit donc le choc qui peut-être va se produire en 2023 : si la BCE doit durcir sa politique monétaire pour lutter contre l’inflation, le taux d’intérêt à long terme peut revenir au niveau de la croissance nominale de long terme (qui est calculée avec l’inflation de long terme, 2 %, et pas avec l’inflation de 2023 ou 2024, plus élevée).
Cela conduirait à un recul de l’investissement, mais surtout à l’impossibilité de maintenir des politiques budgétaires expansionnistes, alors que le besoin de dépenses publiques élevées est fort (santé, éducation, défense, transition énergétique, industrie, soutien du pouvoir d’achat avec les prix élevés de l’énergie, etc.) ; à une correction forte à la baisse des indices boursiers, des prix de l’immobilier, donc à des effets de richesse négatifs affectant la demande.
Il y a donc une rupture complète de régime économique quand on passe d’une situation où les taux d’intérêt sont inférieurs à la croissance à une situation où ils ne le sont plus.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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