Faut-il choisir entre la lutte contre l’inflation et la stabilité financière ?
Les banques centrales, et particulièrement la Banque centrale européenne, ont officiellement deux objectifs déclarés : la lutte contre l’inflation et la stabilité financière. Normalement, les politiques monétaires et macroprudentielles (la réglementation des intermédiaires financiers, la limitation des risques pris par les emprunteurs) sont utilisées pour obtenir à la fois le retour à une inflation faible lorsque l’inflation est supérieure à l’objectif de la banque centrale, et le maintien d’une situation où les divers risques financiers restent faibles. Mais on a observé, dans le passé et dans la période présente, que les banques centrales n’accordaient pas le même poids à l’objectif de stabilité des prix et à l’objectif de stabilité financière. Cela se voit clairement quand on examine les décisions de politique monétaire, depuis les années 1980, c’est-à-dire depuis l’introduction des objectifs d’inflation.
Les Etats-Unis et la zone euro ont ainsi connu plusieurs poussées d’inflation, et entre les poussées d’inflation, le retour à une inflation faible. L’inflation est nettement supérieure à l’objectif d’inflation de 2 % au début des années 1980 (avec les hausses des prix de l’énergie), à la fin des années 1980 et au début des années 1990 (avec la guerre du Golfe, et à nouveau la hausse des prix du pétrole, avec le retour au plein-emploi), à la fin des années 1990 et au début des années 2000 (avec l’insuffisance de l’offre de pétrole, avec un taux de chômage bas), de 2006 à 2008 (hausse des prix des matières premières), et enfin à partir de 2021 (sortie de la crise de la Covid, effets de la guerre en Ukraine). En parallèle, les prix de l’immobilier résidentiel, dont la hausse forte annonce systématiquement une crise économique ou financière, ont monté rapidement de 1974 à 1989, avant de reculer de 1990 à 1994 ; ils ont à nouveau monté rapidement de 2000 à 2007, puis chuté durant la crise des subprimes ; ils ont retrouvé leur niveau de 2008 en 2013, et montent très rapidement (en dehors de l’année 2020, marquée par la Covid) jusqu’à la fin de 2022.
Le choix des banques centrales a été clairement, depuis les années 1980, de mener des politiques monétaires restrictives lorsque l’inflation était élevée, de manière à corriger rapidement l’excès d’inflation et à ne pas perdre leur crédibilité, de mener des politiques monétaires expansionnistes lorsque l’inflation ne menaçait pas ou était inférieure à l’objectif d’inflation, et d’ignorer les exigences de la stabilité financière.
Certes, les réglementations des banques et des assureurs ont été considérablement durcies depuis la crise des subprimes de 2008-2009. Cependant, on ne peut pas considérer que la stabilité financière est assurée, en raison de la persistance de la présence de bulles sur les prix des actifs. Une bulle qui, lorsqu’elle éclate, appauvrit les ménages fortunés, n’est pas très dangereuse. Une bulle sur les prix de l’immobilier est toujours la cause, lorsqu’elle éclate, d’une crise d’insolvabilité des emprunteurs et d’un recul très important de l’investissement immobilier.
Alors que les crises les plus dangereuses partent d’une correction à la baisse des prix de l’immobilier, les banques centrales n’ont rien fait pour l’éviter, comme le montre l’évolution, jusqu’à aujourd’hui, des prix de l’immobilier. Que faudrait-il faire pour que les économies soient mieux protégées ?
Il y a deux solutions. Soit les banques centrales introduisent une évolution régulière, sans période de hausse excessive et plus tard de correction à la baisse, des prix de l’immobilier dans leurs objectifs de politique monétaire. Cela conduirait à une politique monétaire plus restrictive, même en l’absence d’inflation, lorsque les prix de l’immobilier augmentent rapidement, à une politique de baisse des taux d’intérêt pour soutenir les prix de l’immobilier quand ils chutent. Que les banques centrales acceptent de ne plus combattre l’inflation (ou l’absence d’inflation) quand la lutte contre l’inflation ou contre la déflation entre en conflit avec l’objectif d’avoir une évolution régulière des prix de l’immobilier est très improbable, même si cette évolution des politiques monétaires serait raisonnable.
La deuxième solution est d’utiliser des instruments non monétaires pour obtenir l’absence de bulle immobilière ou de recul violent des prix de l’immobilier (taxation des plus-values latentes sur le patrimoine immobilier, plafond réglementaire pour les prix de l’immobilier). Mais tant que l’une ou l’autre des solutions n’est pas adoptée, les banques centrales ont en réalité choisi de lutter contre l’inflation et non contre une partie importante de l’instabilité financière.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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