Inflation : une lutte différente en zone euro et aux Etats-Unis
L’origine de l’inflation est assez différente aux Etats-Unis et dans la zone euro, même si l’inflation est à un niveau similaire (autour de 9 %) dans les deux régions. Aux Etats-Unis, l’inflation vient à peu près pour un tiers de l’inflation salariale, pour un tiers des hausses des prix des matières premières, pour un tiers de la hausse des marges bénéficiaires des entreprises, dont les prix de vente ont monté nettement plus que les coûts salariaux unitaires.
Dans la zone euro, les marges bénéficiaires sont stables et l’inflation vient à peu près pour moitié des coûts salariaux, pour moitié des prix des matières premières. Il y a deux différences essentielles dans la formation de l’inflation entre les Etats-Unis et la zone euro. Dans la zone euro, les gains de productivité ont disparu depuis 2019 et la totalité des hausses de salaires passent dans les prix, alors qu’aux Etats-Unis, les gains de productivité, depuis 2019, réduisent nettement les coûts salariaux unitaires. Cela explique le poids plus faible de la hausse du coût salarial unitaire dans l’explication de l’inflation aux Etats-Unis et aussi la hausse des marges bénéficiaires aux Etats-Unis.
Deuxième différence, l’euro s’est fortement déprécié par rapport au dollar (de plus de 20 %). Ceci explique le poids plus important de la hausse des prix des matières premières dans l’explication de l’inflation dans la zone euro. On voit une nette asymétrie entre les Etats-Unis et la zone euro dans le mécanisme de formation de l’inflation.
On voit aussi une nette asymétrie dans la stratégie des gouvernements et des banques centrales de lutte contre l’inflation. Aux Etats-Unis, la politique budgétaire et la politique monétaire sont coordonnées dans leur action contre l’inflation. La politique budgétaire devient beaucoup plus restrictive (le déficit public passe de plus de 12 % du PIB en 2021 à un peu moins de 4 % du PIB en 2022), ainsi que la politique monétaire (avec un taux des Fed Funds s’approchant de 4 % à la fin de 2022). Cette coordination des deux politiques permettra probablement de réduire l’inflation assez rapidement sans avoir à utiliser des taux d’intérêt très élevés, puisque la contraction budgétaire va avoir un effet restrictif important sur la demande des ménages, à partir du moment où la hausse des taux d’intérêt empêchera qu’elle soit compensée par l’accélération du crédit.
Dans la zone euro, la politique budgétaire reste expansionniste : en 2022 et en 2023, le déficit budgétaire total restera au niveau de celui de 2021. La politique monétaire, selon les anticipations des marchés financiers, restera aussi expansionniste, puisque le taux d’intérêt de la BCE (le taux repo) ne monterait que jusqu’à environ 1,7 %. L’inflation de la zone euro étant au moins de 9 % à la fin de 2022, le taux d’intérêt réel reste violemment négatif, ce qui montre bien le caractère expansionniste de la politique monétaire. On voit la violente asymétrie entre les deux politiques économiques : aux Etats-Unis, politiques budgétaire et monétaire restrictives, dans la zone euro, politiques budgétaire et monétaire expansionnistes.
Cette asymétrie peut-elle s’expliquer par la différence vue plus haut dans l’origine de l’inflation entre les Etats-Unis et la zone euro ? Un argument semblant aller dans ce sens est que le poids de la hausse des prix des matières premières dans l’explication de l’inflation est plus élevé dans la zone euro qu’aux Etats-Unis. Mais cela vient de la dépréciation de l’euro qui devrait au contraire pousser la BCE à agir fortement contre l’inflation. L’absence de gains de productivité dans la zone euro devrait aussi pousser la Banque centrale à réagir plus violemment contre l’inflation, avec le risque, plus élevé qu’aux Etats-Unis, d’enchaînement des hausses des salaires et des hausses des prix. Il n’y a donc pas d’explication semble-t-il rationnelle liée à la nature de l’inflation et à la mollesse de la politique économique européenne dans sa lutte contre l’inflation.
La seule explication qui semble raisonnable tient aux objectifs de politique sociale. Aux Etats-Unis, le fait que le pouvoir d’achat des ménages américains recule de plus de 5 % en 2022, avec l’absence de transferts publics visant précisément à stabiliser le pouvoir d’achat, ne pose pas de problème apparemment, d’où la possibilité de mener une politique budgétaire restrictive. Dans la zone euro, les gouvernements ont des objectifs de protection du pouvoir d’achat, avec des techniques différentes selon les pays : subventions, blocage de prix de l’énergie, baisse des taxes sur l’énergie. Cela conduit à la politique budgétaire expansionniste, vue plus haut, et cette politique n’est compatible avec la soutenabilité des dettes politiques et avec la solvabilité budgétaire des Etats que dans un environnement où les taux d’intérêt sont beaucoup plus bas que l’inflation, que la croissance nominale.
Les gouvernements européens ayant besoin de déficits publics importants pour soutenir le pouvoir d’achat des ménages, la pression sur la BCE pour qu’elle ne remonte pas ses taux d’intérêt afin de rendre possible cette politique budgétaire de soutien de la consommation est très forte. Cette pression ne s’exerce pas sur la Réserve fédérale, puisqu’aux Etats-Unis, l’objectif de la politique économique est de rendre du pouvoir d’achat aux ménages en faisant baisser l’inflation, pas en soutenant leur consommation par des transferts publics.
La BCE et les gouvernements européens arriveront-ils à maintenir cette stratégie de politique économique (absence de lutte contre l’inflation et compensation de l’effet de l’inflation sur le pouvoir d’achat des ménages par des transferts publics qui creusent un déficit public important), très différente de la stratégie américaine (politiques budgétaire et monétaire, toutes deux restrictives pour restaurer le pouvoir d’achat par la baisse de l’inflation) ?
Le risque avec la stratégie de la zone euro est que l’inflation n’étant pas combattue, elle persiste à un niveau élevé, que les investisseurs rejettent le maintien permanent induit d’un déficit public élevé et que la hausse des taux d’intérêt résulte finalement non de la politique monétaire mais des primes de risque qui s’ajoutent aux taux d’intérêt à long terme, surtout sur les pays les plus budgétairement fragiles.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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