La crise de la dette n’est pas terminée
Pour les investisseurs (les marchés financiers), la crise de la dette – qu’elle soit publique ou privée – dans les pays de l’OCDE est aujourd’hui terminée, ce que montrent les niveaux des taux d’intérêt et des primes de risque. Mais est-ce réellement le cas ? L’endettement privé n’a que légèrement diminué, tandis que l’endettement public augmentait rapidement et que l’endettement total continuait à progresser. Le problème n’est caché que par le faible niveau des taux d’intérêt, qui vient des perspectives de croissance et d’inflation ainsi que des politiques monétaires, et aussi des anticipations, de l’optimisme des investisseurs.
Une question centrale que devraient se poser les investisseurs est donc bien celle des évolutions qui pourraient faire réapparaître une crise de la dette.
Optimisme des investisseurs
Depuis l’été 2012, l’amélioration des marchés de dette dans les pays de l’OCDE est considérable ; les taux d’intérêt sur les dettes publiques supposées sans risque (Etats-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, France, Japon…) sont restés très faibles, inférieurs ou à peine supérieurs dans ces pays à la croissance nominale ; les taux d’intérêt sur les dettes publiques risquées (pays périphériques de la zone euro) ont considérablement baissé ; les primes de risque sur les dettes obligataires des banques, sur les dettes obligataires des entreprises sont presque revenues à leur niveau d’avant la crise ; les primes de risque incorporées dans les taux d’intérêt des crédits bancaires ont reculé aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, pas encore dans la zone euro.
L’évolution pourtant inquiétante des taux d’endettement
Pourtant, l’évolution des taux d’endettement devrait inquiéter. Ceux du secteur privé (ménages et entreprises) ont légèrement baissé ; mais les taux d’endettement publics continuent à augmenter (sauf, parmi les grands pays, en Allemagne). Les taux d’endettement d’ensemble, privés et publics ajoutés, sont très élevés et continuent à progresser au Japon, en Italie, dans l’ensemble de la zone euro, en France. Quand on regarde ces taux d’endettement dans une perspective historique longue, on voit que la dette publique retrouve les niveaux de l’après-Seconde Guerre mondiale et que la dette privée et la dette totale sont au plus haut depuis 1945.
Le rôle des taux d’intérêt bas
Pourquoi n’y a-t-il pas d’effets négatifs aujourd’hui de taux d’endettement aussi élevés, pourquoi les investisseurs ne les considèrent-ils plus comme une menace ? Essentiellement parce que les taux d’intérêt à long terme sont très bas, ce qui amenuise considérablement la charge de la dette. Les taux d’intérêt à long terme sont bas pour de multiples raisons : faiblesse des perspectives de croissance et encore plus d’inflation ; politiques monétaires durablement expansionnistes ; achats de dettes publiques par les Banques centrales (sauf dans la zone euro).
L’optimisme des investisseurs est aussi autoréalisateur : puisqu’ils n’anticipent plus une crise des dettes, les taux d’intérêt sont bas, et puisque les taux d’intérêt sont bas, les dettes publiques sont supportables et n’entraînent pas de crise.
Comment l’équilibre présent pourrait-il disparaître ?
Mais les investisseurs devraient vraiment se demander ce qui pourrait conduire à la disparition de l’équilibre présent et à l’apparition d’une nouvelle crise des dettes, qui pourrait être épouvantable compte tenu de leur taille. Il pourrait d’abord s’agir d’une crise autoréalisatrice puisque, si les investisseurs anticipent une crise, la hausse induite des taux d’intérêt déclenchera effectivement la crise. Mais un changement d’opinion, d’attitude des investisseurs nécessiterait un choc, un facteur de déclenchement. Quel pourrait-il être ?
Une croissance plus forte ne peut pas jouer ce rôle : même si elle fait monter les taux d’intérêt, elle ne peut pas faire monter l’écart entre taux d’intérêt et croissance, donc elle ne peut pas dégrader la solvabilité des emprunteurs.
Une inflation plus forte peut avoir un effet ambigu. Si les Banques centrales réagissent pour lutter contre cette inflation, il y a hausse des taux d’intérêt réels et forte hausse des taux d’intérêt nominaux, ce qui est évidemment très défavorable avec des dettes très élevées. Aujourd’hui, la désinflation fait monter les taux d’intérêt réels aux Etats-Unis et en Europe ; en effet si les taux d’intérêt nominaux ne réagissent pas, les taux d’intérêt réels baissent quand il y a inflation, ce qui est au contraire favorable (ceci s’observe au Japon). Mais une inflation plus forte ne s’annonce pas aujourd’hui : les coûts salariaux unitaires stagnent ou reculent, les prix des matières premières sont déprimés par la modestie de la croissance mondiale (en l’absence d’une crise géopolitique qui les ferait remonter).
Il faut aussi réfléchir au risque politique en Europe : la montée des partis anti-européens (Italie, Royaume-Uni, France) peut faire réapparaître le risque disparu en 2012 de dislocation de l’euro ; dans certains pays où la situation économique et sociale est très difficile et le taux d’endettement public très élevé (Grèce, Portugal), on peut voir revenir le débat sur la restructuration des dettes publiques.
Il peut enfin s’agir d’une erreur de politique monétaire, une ou plusieurs Banques centrales normalisant leurs taux d’intérêt directeurs au niveau d’avant-crise alors que la croissance et l’inflation sont plus faibles, mais ceci ne semble pas aujourd’hui devoir se produire, puisqu’au contraire les Banques centrales annoncent le maintien durable de taux d’intérêt très bas.
Synthèse : un équilibre instable
Il faut donc être modeste. L’équilibre économique présent est instable, avec des taux d’endettement très élevés qui ne conduisent pas à une crise de la dette uniquement parce que les taux d’intérêt sont extrêmement bas. Mais il faut reconnaître que nous ne savons pas quel choc (un pessimisme autoréalisateur des investisseurs, le retour de l’inflation, une crise politique en Europe ou géopolitique, une erreur de politique monétaire, etc.) déclencherait une hausse importante des taux d’intérêt à long terme, fatale à ce niveau d’endettement.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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