La France a-t-elle intérêt à un Brexit ?
La France officielle s’est prononcée de manière précipitée sur le résultat du référendum britannique du 23 juin alors qu’il n’était que consultatif. Le dernier mot, la notification du fameux article 50, est du seul ressort du souverain, c’est-à-dire du Parlement. Et la ligne actuelle de décideurs britanniques non préparés et hésitants est de différer l’enclenchement de cette arme juridique, le seul levier dont dispose Londres, après la désignation d’un nouveau Premier ministre (Theresa May, actuelle secrétaire d’Etat à l’Intérieur, discrètement favorable au statu quo mais adepte d’une position ferme sur la question migratoire). Comme le souligne l’éditorialiste influent Martin Wolf[1] : «Dans l’immédiat, la meilleure chose à faire est de ne rien faire. Le Royaume-Uni doit élaborer ce qu’il souhaite. L’Union européenne doit s’interroger sur le caractère inviolable de la libre circulation» des travailleurs européens, facteur dénoncé par David Cameron lors de son dernier sommet à Bruxelles.
De même a-t-on, à la hâte et de tous bords, prêté attention au choix négatif du «peuple» britannique, lequel en réalité est coupé en deux blocs presque équivalents : 17,4 millions pour le départ et 16 millions pour le maintien. Outre qu’un vote à la majorité qualifiée aurait été plus démocratique, il n’est pas envisageable que le prochain gouvernement engage une procédure de sortie qui marginalise la moitié des électeurs, qui n’entend pas se voir imposer une régression. Il est trop tôt pour envisager sérieusement des scénarios, car la phase est placée sous le signe du primat du politique, placé sous la pression des marchés (la dégradation de la note de la dette souveraine par deux agences de notation est fondée sur la soudaine fragilité de la démocratie parlementaire britannique dont la solidité fondait sa réputation internationale). Autrement dit, le Brexit effectif est fort peu probable : bien des Etats membres, où l’habile diplomatie britannique est influente, ne le souhaitent pas (Europe du Nord-Ouest, centrale et baltique plus Malte) ; Berlin a besoin de Londres pour faire prospérer son ordo-libéralisme. Les Etats-Unis pèseront sur l’issue finale car ils raisonnent en termes stratégiques et n’entendent pas laisser s’affaiblir l’ordre géopolitique européen de l’après-guerre froide, où ils ont tant investi et continuent de le faire (une présence avancée accrue sera décidée au sommet de l’Otan à Varsovie les 8 et 9 juillet).
La France ne risque-t-elle pas de se retrouver bien seule sur une position dure dictée par des considérations de seule politique intérieure ? Est-il dans l’intérêt de notre pays de s’accommoder d’un départ du Royaume-Uni d’un ensemble institutionnel promu par Paris depuis 1950. Une «petite Bretagne» verrait son siège au Conseil de sécurité contesté, entraînant la France dans son sillage alors que c’est un atout maître de notre influence diplomatique, stratégique et militaire. Londres, Paris et Washington, en format P 3, sont à l’origine de 90 % des résolutions des Nations unies depuis quinze ans. Les opérations extérieures sont souvent entreprises de manière conjointe. Si, à moyen terme, l’Ecosse gagnait son indépendance, qu’adviendrait-il de la dissuasion nucléaire britannique, dont la remise en cause aurait un impact sur la posture française, confortée par la coopération de défense et de sécurité entre les deux Etats agréés par les traités de Lancaster House de 2010, certes bilatéral mais de portée européenne ? La négociation sur le nucléaire iranien associait les trois grands Européens, avec la Russie et les Etats-Unis. Le marché britannique est notre premier excédent commercial (plus de 12 Mds€), chiffre enviable dans une situation durablement déficitaire. Airbus, réussite authentiquement européenne, a l’une de ses bases industrielles outre-Manche. Enfin, un départ créerait un précédent pour la réputation internationale de l’Europe de l’Union, puissance d’équilibre dont le monde conflictuel a besoin.
S’il n’y a donc pour les intérêts français compris au sens global aucun gain à espérer d’un Brexit effectif, sauf sur le transfert des chambres de compensation en euros et, peut-être, la moindre attractivité de la place de Londres, le coût d’un maintien à tout prix ne doit pas être ignoré. Il s’agira de le minimiser pour ne pas donner raison à Michel Jobert, ministre des Affaires étrangères lors de la renégociation avec Londres et avant le premier référendum de 1974 : «Nous avons payé pour que le Royaume-Uni entre» (par des dérogations), «nous devons payer pour qu’il reste».
[1] «Britain’s best hope is to keep Europe waiting», Financial Times, 29 juin 2016.