L’attention extraordinaire donnée par beaucoup d’investisseurs à la liquidité
En principe, les investisseurs devraient prévoir les taux d’intérêt à long terme à partir de leurs anticipations pour les taux d’intérêt à court terme futurs et pour les primes de terme (liées au risque qui porte sur les niveaux futurs des taux d’intérêt) ; ils devraient prévoir les cours boursiers à partir de leurs prévisions des résultats des entreprises, des niveaux des taux d’intérêt à long terme, de leur prévision de croissance nominale, et de l’incertitude sur l’évolution future des profits représentée par la prime de risque actions. Dans ce monde idéal, les investisseurs regardent les «fondamentaux» des taux d’intérêt à long terme et des cours boursiers, qui sont normalement assez stables (la croissance ou l’inflation anticipées à moyen terme ne sont pas révisées violemment).
Mais, dans la réalité, et de plus en plus, les investisseurs prévoient les prix des actifs financiers non pas à partir de leurs fondamentaux mais à partir de leur vision de l’évolution future des politiques monétaires et de la liquidité.
Les politiques monétaires, qui fixent les taux d’intérêt, et la liquidité, qui fournit les moyens d’acheter des actifs financiers, font bien sûr partie des déterminants des prix des actifs financiers, mais ce qui est critiquable est le rôle excessif joué par ces variables. On rencontre certains investisseurs qui ne prennent en compte que les perspectives pour les taux directeurs des banques centrales et la liquidité (la création monétaire) pour définir leur comportement, acheteur ou vendeur, sur les marchés, en particulier sur les marchés d’actions (ils se définissent parfois eux-mêmes comme des «liquidity guys»).
Ce comportement apparaît avec le Quantitative Easing, à partir de 2010 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, de 2013 au Japon, et à partir de son annonce en 2014 dans la zone euro. La hausse des marchés (obligations, actions, immobilier) est tirée par la création monétaire et les achats d’obligations par les banques centrales. Les effets de richesse qui résultent de la hausse des prix des actifs contribuent à faire repartir l’économie, et, à partir de là, les investisseurs auraient dû rebasculer sur le comportement normal d’analyse des fondamentaux. Ce n’est que très partiellement le cas, et le poids considérable joué par les perspectives monétaires conduit à des situations parfois absurdes.
On a par exemple vu dans la première semaine de septembre 2015 le marché actions (en Europe, aux Etats-Unis) monter très fortement le jeudi avec le message passé par la BCE conduisant à penser que le Quantitative Easing allait être amplifié dans la zone euro, et baisser très fortement le vendredi, les chiffres de l’emploi aux Etats-Unis faisant anticiper une hausse des taux d’intérêt de la Réserve fédérale.
On a vu l’importance incroyable donnée au débat sur la remontée des taux d’intérêt directeurs aux Etats-Unis, alors qu’une remontée probable de 0,5 % à 2,5 % en plus de deux ans des taux d’intérêt à court terme devrait n’avoir qu’un effet minuscule sur les taux d’intérêt à long terme et la valorisation des actions.
Mais il va falloir s’adapter à cette nouvelle situation : en moyenne, les investisseurs accordent un poids démesuré à la politique monétaire et à la liquidité (à l’offre de monnaie) pour former leurs anticipations des prix des actifs financiers. Le fait que la base monétaire du monde diminue aujourd’hui un peu, ce qui est essentiellement dû à la perte de réserves de change de la Chine, avec la volonté des autorités chinoises d’éviter la dépréciation de change, conduit donc à un important pessimisme des investisseurs. De petits chocs monétaires vont ainsi avoir de grands effets sur les marchés financiers.
Mais il faut aussi regarder l’effet en sens inverse, celui de ce comportement des marchés financiers sur le comportement des banques centrales. Celles-ci, sachant qu’un durcissement de la politique monétaire peut avoir des effets très importants et négatifs sur les cours boursiers, en particulier, vont hésiter à réaliser ce durcissement. On voit ainsi apparaître une nouvelle cause d’irréversibilité des politiques monétaires très expansionnistes : déjà, les banques centrales n’osent pas remonter les taux d’intérêt dans un environnement où les taux d’endettement sont très élevés et où les investissements ont accumulé des portefeuilles très importants d’obligations à des taux d’intérêt à long terme très faibles ; mais, de plus, les banques centrales n’oseraient pas remonter les taux d’intérêt pour éviter le recul des marchés d’actions, surtout dans les pays où les effets de richesse liés aux actions sont élevés (Etats-Unis, Royaume-Uni, Japon).
Nous sommes donc en train d’observer une double évolution impressionnante : la dépendance des investisseurs vis-à-vis de la liquidité ; la capture des banques centrales par les investisseurs pour obtenir un supplément de liquidité qui tire vers le haut les cours boursiers et les prix des autres actifs.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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