Le nouveau visage de la mondialisation
La vision d’un monde plat1, sans frontières, avec pour locomotive la mondialisation, semble désormais révolue. La pandémie de Covid puis la guerre en Ukraine, en grippant les rouages bien huilés de la mondialisation, sont venues révéler les failles de ce système de production en « jeu de Lego » constitutif des chaînes de valeur globales. Les pénuries en tout genre, l’allongement des délais de livraison, les dysfonctionnements logistiques… ont fait prendre conscience des fragilités nées d’une extrême fragmentation des processus productifs et de leur mise en réseau à l’échelle planétaire au point de s’interroger sur le futur de la mondialisation.
Pourtant, après avoir atteint une forme d’apogée à la veille de la crise financière de 2008, le commerce international qui progressait deux fois plus vite que le PIB mondial, a nettement ralenti pour évoluer désormais à peu près au même rythme. Difficile alors de parler de démondialisation même si le ralentissement des échanges mondiaux marque la fin d’un épisode d’hyper-mondialisation.
A l’heure où certains prônent une « relocalisation » du monde, il convient également de rappeler que la spécialisation productive à l’échelle mondiale a été à la fois un vecteur de développement pour tous les pays émergents qui se sont insérés progressivement dans le commerce international et également une source d’importants gains d’efficacité qui ont été redistribués sous forme de pouvoir d’achat aux ménages occidentaux.
Cependant, avec la fragmentation et la polarisation géopolitique mondiale, l’Europe est en train de repenser ses relations commerciales en donnant une nouvelle priorité aux questions de sécurité à des fins de souveraineté économique. L’alerte a été donnée en 2018 lorsqu’elle s’est retrouvée prise en otage de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, ces deux grands rivaux stratégiques qui se disputent le leadership mondial. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’Union européenne paie au prix fort sa dépendance aux hydrocarbures russes ayant accepté par « cupidité », selon les mots de Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la Concurrence, de se mettre entièrement à la merci d’une puissance imprévisible pour accéder à une énergie bon marché, gage de sa compétitivité industrielle.
Face à ce monde multipolaire et en tension, l’Europe plaide désormais pour une autonomie stratégique ouverte afin de continuer à tirer parti des bienfaits de l’ouverture commerciale et de la coopération internationale tout en défendant fermement ses intérêts et ses valeurs. Ce concept d’autonomie stratégique est la version moderne de la souveraineté économique avec la volonté de sécuriser les approvisionnements de biens jugés essentiels dans des secteursclefs, là où les objectifs de sécurité priment. En pratique, il s’agit d’identifier les domaines, les technologies et les filières critiques et de mettre en cohérence les politiques industrielles, commerciales et de la concurrence pour réduire les dépendances, garantir des échanges justes et équitables, le tout en continuant d’influencer les normes et les standards internationaux avec la prise en compte d’exigences environnementales ou sociales.
Si l’ouverture commerciale n’est pas remise en cause, le retour des logiques de puissance et la fragmentation accrue de l’espace mondial, où des blocs d’influence se forment, plaident en faveur d’un raccourcissement et d’une plus grande régionalisation des chaînes d’approvisionnement. Pourl’Europe, celasignifieunapprofondissement du marché unique où il est question de compétition mais aussi de solidarité et un renforcement des chaînes de valeur à l’échelle européenne dans un souci de proximité et de fiabilité. A l’extérieur des frontières européennes, on parle d’une « mondialisation entre amis », avec une volonté affichée de moralisation de la mondialisation lorsque commerce rime avec respect des valeurs fondamentales de l’Occident, mais qui reste fondée sur le choix de partenaires de confiance et l’organisation des dépendances mutuelles.
Concernant les relations commerciales avec les pays tiers, il s’agit désormais de trouver un nouvel équilibre entre l’objectif d’efficacité qui a présidé au développement des chaînes de valeur à l’échelle mondiale et un impératif de résilience pour prévenir les risques de rupture d’approvisionnement.
Une plus grande diversification des sources d’approvisionnement, la réduction du nombre d’intervenants le long des chaînes de valeur afin de mieux les contrôler et la constitution de stocks tampons peuvent ainsi permettre de mieux protéger les échanges. Autrement dit, les questions de sécurité vont guider la réorganisation des espaces commerciaux avec des logiques de proximité et de fiabilité pour éviter les dépendances asymétriques qui peuvent être utilisées comme arme à des fins politiques.
Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.
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