Le prix de l’incertitude politique
Du Brexit aux prochaines échéances électorales françaises, la vie politique contemporaine est marquée par une très forte incertitude électorale. Fruit du jeu démocratique et signe de renouvellement politique, cette incertitude est inévitable comme souhaitable. Néanmoins, l’incertitude électorale soulève aussi des inquiétudes légitimes quant à ses effets sur l'investissement, l'emploi et l’économie de manière générale. Tout aléa sur la réglementation, la politique monétaire ou la fiscalité, peut entraîner des conséquences non négligeables sur les décisions d’emploi et d’investissement des entreprises.
Ainsi, de nombreuses études empiriques étayent l’idée que l'instabilité politique décourage l'investissement, affecte les flux internationaux de capitaux ou la croissance de l'emploi (Barro, 1991). Grâce à un échantillon d’entreprises portant sur 48 pays entre 1980 et 2005, Julio et Yook (2012) démontrent que les dépenses d'investissement diminuent de 4,8 % en moyenne sur la période précédant les élections nationales, indépendamment des opportunités de croissance, des flux de trésorerie ou des conditions économiques. La baisse de l’investissement est d’autant plus marquée que les résultats électoraux sont serrés, et l’incertitude électorale plus forte. Ils montrent en outre qu’une partie de cette baisse est temporaire, avec une augmentation de l’investissement d’une ampleur moindre l'année qui suit les élections, et une augmentation concomitante de l’épargne des entreprises sur la période préélectorale. Enfin, il semblerait que cette baisse de l’investissement en période préélectorale serait plus marquée dans des pays aux systèmes juridiques romano-germaniques, lorsque les procédures de contrôle du pouvoir sont moins efficaces, et lorsque le ratio des dépenses publiques en proportion du PIB est plus important.
Quoique intuitif, un tel effet néfaste sur l’investissement ne s’explique pas uniquement par un pur motif de précaution, selon lequel les entreprises thésauriseraient dans la crainte d’un choc futur négatif. D’une part, l’incertitude électorale peut affecter de manière significative le prix des actifs financiers et le coût du capital. Pour les entreprises les plus contraintes financièrement, l’augmentation du coût du capital peut avoir des effets délétères sur leur croissance. D’autre part, la théorie des « options réelles » développée notamment par Ben Bernanke au début des années 1980 permet d’expliquer le choix de différer les décisions d’investissement et d’embauche en période d’incertitude.
Selon cette théorie, différer l’investissement et l’embauche est une « option » très attractive dès lors que ces choix présentent un caractère irréversible. En effet, la production de nombreux biens soulève des coûts d’ajustement d’ordre matériel (ex. : le démantèlement coûteux d’une usine) ou financier (ex. : la décote significative du prix des machines en cas de liquidation). Selon plusieurs études, ces coûts d’ajustement représenteraient près de 50 % de la valeur du capital physique investi et près de 15 % des salaires annuels lorsqu’il s’agit des décisions de recrutement. Dès lors, comme pour toute option, l’option de différer l’investissement a une valeur d’autant plus grande que la volatilité du sous-jacent, soit les fondamentaux de l’économie et l’incertitude électorale, est élevée.
Néanmoins, de tels modèles reposent aussi sur des hypothèses restrictives. Lorsque les coûts fixes sont faibles, la concurrence entre entreprises très intense, et les rendements d’échelle constants, la rentabilité des projets ne croît plus avec le temps, et l’option de différer les investissements est beaucoup moins attractive.
Enfin, et surtout, l’incertitude électorale ou politique peut dans certains cas favoriser l’innovation. Tout retard d’investissement est très handicapant pour les entreprises dès lors qu’elles sont en concurrence pour lancer un nouveau produit ou breveter une idée en premier. Dans un tel contexte, l’option d’attendre en période d’incertitude perd entièrement de sa valeur.
En outre, l’investissement dans la R&D, comme le développement (très long) d’un médicament ou d’un logiciel, s’apparente parfois à une option d’achat sur le succès massif d’une nouvelle technologie. En cas d’échec, les frais en R&D et en personnel seront limités, alors que les gains en cas de réussite apparaîtront potentiellement infinis. Avec un tel profil de gains, plus le risque et l’incertitude sur les fondamentaux de l’économie sont élevés, plus le choix d’investir peut s’avérer extrêmement rentable. Les recherches d’Atanassov, Julio et Leng (2015) semblent corroborer cette seconde théorie. Les auteurs étudient l’effet des élections des gouverneurs aux Etats-Unis entre 1973 et 2013. Leurs résultats montrent que, autour des élections, les dépenses en R&D (en proportion de la taille des actifs) augmentent en moyenne de près de 5 %, l’effet étant plus prononcé dans des secteurs très concurrentiels et aux perspectives de croissance futures plus prononcées.
Marie-Aude Laguna est maître de conférence à l'Université Paris-Dauphine