Les démocraties entre raison économique et raison morale
Les démocraties libérales, pourtant caractérisées par des contre-pouvoirs, des élections libres, et la protection des libertés individuelles, font encore régulièrement débat. En théorie en effet, aucun mécanisme, pas même la sanction du vote, ne peut garantir que les classes dirigeantes défendent les intérêts du plus grand nombre, et maximisent le bien-être social. En outre, des cas exceptionnels comme la Chine semblent invalider le lien entre démocratie et croissance économique.
En pratique, néanmoins, des études récentes confirment que les démocraties libérales se distinguent par des indicateurs économiques et sociaux bien plus satisfaisants. Dans leur article de recherche « Democracy Does Cause Growth », Acemoglu, Naidu, Restrepo, et Robinson (2019, Journal of Political Economy) étudient un échantillon de 184 pays entre 1960 et 2010. En première analyse, ils montrent que le PIB par habitant est en moyenne sur toute la période de 8 149 $ (en termes réels) pour les démocraties contre 2 074 $ pour les régimes autocratiques. Le taux de scolarisation dans le secondaire est de 76 % contre 45 %, et le taux de mortalité infantile de 33 contre 77 pour mille. En revanche, d’autres indicateurs comme le taux d’investissement, l’ouverture au commerce international ou la part des recettes fiscales dans le PIB ne diffèrent pas de manière notable entre les deux types de régimes.
L’étude montre en outre que les nombreuses transitions démocratiques observées depuis la deuxième moitié du XXe siècle ont été bénéfiques en termes de croissance économique. Néanmoins, l’effet sur la croissance du PIB ne devient substantiel qu’à long terme. Les auteurs estiment que le différentiel de croissance imputable aux transitions démocratiques est de 10 % en moyenne après 15 ans et de 20 % après 30 ans, et non significativement différent de zéro les dix premières années de transition. Enfin, les transitions démocratiques s’accompagnent d’une augmentation des réformes économiques, des recettes fiscales, et du taux de scolarisation, tous ces effets étant susceptibles de favoriser la croissance économique.
Comment peut-on dès lors expliquer l’attrait des partis politiques d’essence autocratique ? De nombreux articles de recherche suggèrent que la mondialisation des échanges commerciaux, les mouvements migratoires et la libre circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne, en rebattant les cartes de la répartition des richesses, sont susceptibles d’expliquer l’acuité des revendications populistes et nationalistes.
Thiemo Fetzer, dans son article de recherche « Did Austerity Cause Brexit ? » (2019, American Economic Review), dissèque notamment les raisons du vote pro-Brexit. Il observe que les régions les plus affectées par la mondialisation (dont les résidents occupent des emplois routiniers, sont peu instruits, ou travaillent dans le secteur manufacturier) ont voté de manière massive pour le UK Independence Party (UKIP) au détriment, pour l’essentiel, du parti conservateur. Néanmoins, ce transfert de voix en faveur du UKIP ne s’observe qu’après 2010, période marquée par des coupes budgétaires massives au Royaume-Uni. La réduction des dépenses de protection sociale (allocations familiales, crédits d’impôts) est de l’ordre de 16 % par habitant, quoique très variable, de 46,3 % à 6,2 % selon les régions. L’étude estime que chaque district (le Royaume-Uni en compte 309) perd en moyenne 447 livres en revenus de transfert par adulte en âge de travailler, et que chaque livre perdue induit une contraction du PIB local d’environ 2,4 livres via un effet multiplicateur de type keynésien.
En étudiant cet impact différencié selon le district et par type de prestation sociale, l’étude montre que le soutien au UKIP croît distinctement dans les zones les plus touchées par les coupes budgétaires, où les populations concernées expriment plus que d’autres leur désarroi politique. Dans l’ensemble, ainsi, l’auteur estime que le vote en faveur du UKIP a augmenté de 3,5 % à 11,9 % en raison des coupes budgétaires, un écart décisif au regard du scrutin serré en faveur du Brexit.
Le vote populiste et la remise en question des démocraties libérales ne peuvent bien sûr se réduire à des considérations purement économiques. Pour autant, une politique économique réfléchie à l’intention des « perdants » de la mondialisation semble bien nécessaire à qui ne se résout pas au vote populiste.
Marie-Aude Laguna est maître de conférence à l'Université Paris-Dauphine