Le reporting intégré peut-il faire reculer le court-termisme managérial ?
«Expliquer aux investisseurs comment l’entreprise crée de la valeur au cours du temps», telle est l’ambition du rapport dit «intégré» (RI) qui a déjà convaincu une quarantaine de groupes français. L’objectif ultime est de faire reculer le court-termisme des marchés. Quelles sont les conditions de succès de cette initiative ?
Pour répondre à la question, il faut distinguer trois catégories d’investisseurs : les mécaniques, les opportunistes et les fondamentaux. Les premiers qu’ils soient passifs (les ETF) ou actifs (les «Quants») sont largement indifférents aux stratégies à long terme des entreprises. Les seconds essayent d’anticiper les changements de cours sur la base du «news flow». Ils se positionnent résolument sur le court terme. Seuls les «fondamentaux» (les investisseurs de «conviction») sont intéressés par la création de valeur à long terme de l’entreprise.
Les «fondamentaux» sont certes minoritaires et la montée en puissance de la gestion passive semble les marginaliser encore plus. Ils restent cependant déterminants pour la dynamique à long terme de la valeur boursière et une étude récente de KPMG[1] montre tous les bénéfices qui s’attachent à leur présence : une volatilité moindre en cas de surprise du marché, une résilience supérieure dans une conjoncture économique difficile, un meilleur alignement du cours sur la valeur fondamentale et au total une surperformance actionnariale. Leur seule présence permet de nuancer les accusations de myopie des marchés.
Ces «fondamentaux» obtiennent déjà les informations recommandées par le RI par un dialogue régulier avec les dirigeants. Ils tiennent compte depuis longtemps des informations extra-financières car la construction de leurs modèles repose sur des anticipations stratégiques et opérationnelles à long terme. Ils utilisent déjà les éléments dits ESG (en particulier le social et la gouvernance) pour estimer la capacité de l’entreprise à exécuter sa stratégie et à limiter ses risques. C’est ainsi que les entreprises ayant les meilleurs scores ESG sont aussi celles qui ont les multiples boursiers les plus importants, le coût du capital le plus faible et le spread CDS le plus bas.
Les comptes n’ont plus vraiment pour fonction d’évaluer les entreprises. Dans son dernier ouvrage (The End of Accounting[2]), Baruch Lev, un professeur de comptabilité, documente l’effritement constant de la pertinence de l’information financière dans la performance boursière de l’entreprise. C’est ainsi que le coefficient de corrélation entre la capitalisation boursière d’une part et les résultats publiés et la situation nette d’autre part est passé de 90 % en 1950 à 50 % en 2013. Le fait que la capitalisation d’une entreprise soit très différente de sa situation nette montre que les investisseurs prennent du recul par rapport à la comptabilité pour se projeter dans l’avenir.
Le court-termisme n’est donc pas à imputer en priorité aux investisseurs. Il y a trop souvent un «court-termisme managérial» de la part de directions générales se laissant intoxiquer parce qu’elles pensent à tort devoir satisfaire les marchés. Ce court-termisme plus pernicieux révèle souvent une absence de stratégie de valeur à long terme. Face aux incertitudes économiques technologiques, financières et géopolitiques, beaucoup d’entreprises renoncent à se projeter. Leur communication étant calquée sur cet horizon court, seuls les investisseurs opportunistes y trouvent leur compte. Les «fondamentaux» s’effacent et le bénéfice de leur présence s’estompe.
C’est ici que se révèle le véritable enjeu du RI. Plus qu’une aide aux investisseurs, son utilité est avant tout interne : il doit inciter l’entreprise à faire son «examen de conscience» actionnarial, définir une vision claire, puis l’exprimer de manière pédagogique pour créer un consensus stratégique interne. C’est l’effectivité de la création de valeur et la clarté de son expression qui attirera les «fondamentaux», leur permettra de bâtir leurs anticipations et alignera le cours de bourse sur la valeur intrinsèque de long terme de l’entreprise.
Le succès du RI dépend avant tout d’une lecture correcte du fonctionnement des marchés. Se désintoxiquer du court terme repose avant tout sur les efforts des entreprises elles-mêmes.
[1]. Garel, Alexandre and Rérolle, Jean-Florent, When Fundamental Investors Relieve Market Pressures on Management: Evidence from France (July 15, 2016). ssrn.com/abstract=2810257
[2]. Lev, Baruch, Gu, Feng, The End of Accounting and the Path Forward for Investors and Managers, Wiley, 2016.
Jean-Florent Rérolle est maître de conférences à Sciences Po et membre du comité éditorial de Vox-Fi (DFCG)
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